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20 décembre 2009 7 20 /12 /décembre /2009 19:35

Avec Marsile de Padoue (v. 1275/v. 1343), on assiste à un retour au monisme politique antique, ce qui constitue un véritable renversement des rapports entre le spirituel et le temporel, puisque cette pensée substitue au monisme de l’augustinisme politique un monisme exactement inverse, celui qui assujettit l’Église et le clergé au pouvoir temporel. On va donc plus loin encore que chez Dante, ce dernier parlant d’égalité entre les deux pouvoirs.

Né en 1275 à Padoue, Marsile a une triple formation de philosophe, de médecin et de juriste ; mais, bien qu’il soit clerc,  Marsile n’a pas de formation théologique spécifique. Cette double formation en philosophie et en médecine n’est pas une première, puisque certains philosophes antiques la possédaient déjà, tout comme l’eurent Averroès ou encore Locke, mais elle ne fut pas sans influence sur la pensée de Marsile. D’ailleurs, à propos d’Averroès, notons que l’idée selon laquelle il faut libérer la politique de toute tutelle de l’Église, tout en défendant l’autonomie de la philosophie est directement tirée de l’averroïsme.

Marsile vécut à Paris de 1311 à 1326, ville où il occupa pendant six mois les fonctions de Recteur de l‘Université, alternant ce séjour avec des voyages, notamment à Padoue et à Avignon, et, à l’occasion de ces voyages, il eut l’occasion de rencontrer les plus grands esprits de son temps, y compris les plus subversifs dont, vraisemblablement, Guillaume d’Occam. À noter qu’il devait bénéficier à Avignon des faveurs de la Papauté qui lui octroya un certain nombre de bénéfices qu’il ne refusa d’ailleurs pas. Certes, il put constater en cette ville certains abus de la Curie (cf. Defensor Pacis, II, 24), mais cela ne suffit pas à expliquer son acharnement ultérieur à vouloir abattre la Papauté.

C’est sa réflexion d’origine médicale et ces rencontres qui allaient le conduire à rédiger son premier grand ouvrage, le Defensor Pacis (Défenseur de la Paix ), qu’il semble avoir composé avec l’aide de son ami le philosophe Jean de Jandun. Mais, la mauvaise réception de cet ouvrage allait le pousser à se réfugier à Nuremberg à partir de 1326, à la cour de l’empereur Louis de Bavière. C’est là qu’il acheva sa conversion au gibelinisme, c’est-à-dire à l’intégration du corps des partisans du pouvoir de l’empereur – les gibelins - contre les partisans du pouvoir du Pape – les guelfes -. Par là même, il rompait non seulement avec l’Église, mais aussi avec sa famille, de tradition guelfe. Après son départ de l’Université de Paris, Marsile fut ainsi appelé à jouer un rôle important auprès de Louis de Bavière – le futur Louis IV -, devenant même son vicaire impérial, ce qui devait l’amener à participer directement tant au couronnement de l’empereur qu’à la déposition du Pape Jean XXII, le français Jacques Duèze, natif de Cahors. Même dans les temps les plus durs pour lui, Louis IV n’abandonnera pas Marsile, l’élevant au siège épiscopal de Milan, et ne le livrant jamais à la Papauté.

Si l’on regarde maintenant son œuvre d’une manière panoramique, on se rend compte qu’elle est autant philosophique, avec notamment ses ouvrages Logique et Métaphysique, que politique, l’ouvrage le plus connu en étant le déjà cité Defensor Pacis, ouvrage où il tente d’établir la légitimité du Saint empire romain germanique, des grecs aux romains, des romains aux francs, et enfin des francs aux germains. Mais ce ne sera pas son seul ouvrage politique, et l’on doit aussi citer son opuscule De translatione Imperii Romani (Sur le transfert de l’Empire romain), son Defensor Minor, et enfin son Iuridictione imperatoris in causa matrimoniali

Revenons-en maintenant plus spécifiquement au Defensor Pacis, rédigé entre 1322 et 1324, et évoquons en premier le contexte de cette rédaction. L’année 1314 avait vue la mort d’Henri IV de Luxembourg, et cette mort allait conduire, comme plusieurs fois dans le passé, à une double élection au rang d’empereur : celle de Louis IV de Bavière et celle de Friedrich d’Autriche, dit Friedrich le beau, ce dernier étant soutenu par le Pape. La crise sera résolue par la victoire le 28 septembre 1322 de Louis IV à la bataille de Mühldorf, Friedrich le beau étant emprisonné. Fort de cette victoire, Louis IV allait essayer de faire valoir ses droits en Italie, ce qui allait le mettre en conflit direct avec le Pape Jean XXII, ce dernier lui demandant de renoncer au titre d’empereur, avec peine d’excommunication, le 23 mars 1324. En réaction, Louis IV allait proclamer dans le Sachsenhaüser du 22 mai 1324 que le roi élu par le prince était roi, accusant de plus le Pape d’hérésie. La réaction du pape ne se fit pas attendre, et Louis, ainsi que ses partisans, se trouvèrent mis au ban officiel de la Chrétienté, étant déchu par le Pape de son titre d’empereur le 11 juillet de la même année. Nouvelle réaction de Louis IV qui se rend en Italie en 1328 pour se faire couronner empereur par les députés du gouvernement républicain de Rome, et, fort de cette investiture, Louis IV déclare que l’élection de Jean XXII était illégale, désignant un anti-Pape en ses lieu et place. Il ne faut pas oublier que la Papauté n’était plus en Rome depuis le prédécesseur de Jean XXII, Clément V, et que de plus Jean XXII était français, donc détaché de toute sujétion envers l’empire… L’anti-Pape est par contre romain, Pietro Rainallucci, sous le nom de Nicolas V, et il bénéficie à ce titre d’une certaine sympathie des romains. En parallèle, les Ständen se réunissent à Francfort en 1338, se déclarant fidèles à Louis IV, et, inversant le schéma, refusent toute idée d’intervention du Pape en Allemagne, alors même que la demande de Jean XXII était la non-intervention de l’Allemagne dans les affaires italiennes ! La même année, toujours à Francfort, Louis IV allait déclarer au Reichstag que chaque roi allemand élu avoir droit, et lui seul, au titre d’empereur sans approbation du Pape, ce titre venant directement de Dieu ! C’est la loi dite Licet juris ; de ce fait, les aspirations politiques de la Papauté, et plus encore le lien du sacre entre le Pape et l’empereur disparaissait…

Ce retour, trop bref, à l’histoire est indispensable car Marsile de Padoue est avant tout un homme de son temps, qui développe son idée en fonction de son temps. Il assiste à la remise en cause de l’autonomie administrative des communes italiennes vers 1320-1340 par des monarques proches du Pape ; il constate que les années 1317 à 1319 ont vu le retour des grandes familles, même s’il oublie de relever que ce retour est antérieur à la mutation de la pratique administrative des communes de l’Italie du nord. De même, il assiste aux luttes incessantes que se livrent les familles dirigeantes de ces communes pour s’assurer le pouvoir, d’où des alliances qu’il juge parfois contre-nature, notamment avec les français, et comme le Pape est français, il y voit une connivence….

Dans ce cadre, Marsile allait prendre ce qu’il appela la défense de la paix civile, en dénonçant la puissance pontificale, celle-ci étant, selon lui, la seule cause des troubles de la même paix civile ; et, en médecin, il pose cela comme étant le diagnostic : Marsile se pose comme le médecin de l’ordre public ! Sa culture médicale mena Marsile à une approche assez singulière de la politique, celle-ci étant vue au travers des concepts de santé et de troubles, par une analogie continue entre le corps de la cité et le corps humain. De même, Marsile insiste sur le fait que c’est la biologie qui contraindrait l’homme à vivre en société….

Cela se ressent aussi au travers de sa doctrine de la paix, la paix étant placée au cœur de toute doctrine politique, mais non pas tant comme fruit et vision de l’intellect comme pour Dante, bien plus comme condition de la bonne santé de l’organisme  politique.  La paix n’est  plus réservée à l’au-delà ! Pourquoi la paix ? Tout simplement parce que, plus encore que Dante, Marsile de Padoue met en évidence la contradiction entre l’instauration de la paix et les prétentions politiques de la Papauté. Et puis encore : tout comme Dante, il pense que les idées d’hégémonie de la Papauté sont les menaces les plus dangereuses pour la paix de son temps. Marsile rompt donc d’avec l’idée assez consensuelle jusqu’au XIVème siècle selon laquelle l’Église et la société ne s’opposent pas, se confondent dans la morale et l’intérêt général, et l’importance doctrinale de Marsile est qu’il condamne cette approche, rejetant en théorie toute séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir spirituel, soumettant le spirituel au temporel, car c’est là le seul moyen d’obtenir la paix.

Un diagnostic est posé, reste à définir le traitement… Et Marsile de prescrire à titre de traitement les objectifs réalisés par l’empereur, ce qui fait que son écrit a  ou veut avoir un impact immédiat sur la réalité des institutions, et pour lui, le meilleur des remèdes est que la figure de l’empereur doit être mondiale, dans un rôle de gardien de la paix universelle ! Contrairement à Dante, Marsile n’imagine pas un ordre universel assurant la paix, et, refoulant l’idéologie de la cité de Dieu, il exige que l’autorité se soumette au droit, même si son détenteur est au-dessus de ce même droit. Certes, seul le législateur humain peut définir le droit ; seul lui peut réformer l’autorité, voire la déposer. Mais, pas forcément l’empereur en tant que représentation et qu’attributaire-dépositaire de cette autorité. Marsile n’exige pas le respect des lois par le souverain nommé par le peuple. Ce souverain est au-dessus des lois, car sa seule fin est le bien-être de la société. Il préfigure ainsi Machiavel lorsque celui-ci évoque l’absolutisme du pouvoir dans Le Prince, d’ailleurs dans une situation assez semblable de la politique interne de l’Italie du nord. Ce qui prévaut sur tout, c’est l’intérêt général dont seul le monarque peut juger de la dimension et de la réalité, et il en découle une morale selon laquelle ce monarque ne doit connaître aucune opposition de son vivant.

Il existe donc des divergences assez nettes entre Marsile et Dante, et ce malgré certaines critiques communes. À titre d’exemple, il ne semble pas que Marsile ait été influencé par la Monarchia de Dante écrite en 1311 puisque l’on constate qu’il a une différence fondamentale entre le contenu de la Monarchia et ceux des deux Defensor : la Monarchia vise à restaurer, et donc à défendre, le principe de distinction entre les puissances temporelles et spirituelles, tandis que Marsile rejette absolument dans son œuvre cette distinction au seul profit du pouvoir temporel de l’empereur.

Bien qu’il soit divisé en trois discours, le Defensor Pacis s’articule en fait en deux parties. La première est une théorie de la souveraineté politique et de l’autorité, et Marsile va chercher à en définir les origines, la finalité, la structure, le fondement, l’organisation et la meilleure forme. Pour ce faire, il va développer une argumentation en deux phases, s’attachant d’abord à la société politique dont il définit le sens et l’origine, puis il s’attache ensuite au gouvernement – ici synonyme du mot autorité – dont il pose le fondement sur la souveraineté du peuple, et par conséquence sur le suffrage universel. Le tout s’inscrit dans une réduction très averroïste de la finalité de l’homme au seul bonheur. Par ailleurs, à la suite d’Aristote, il va développer une sociologie politique différenciant ce que l’on pourrait qualifier de classes, ou plutôt d’états pour reprendre le vocabulaire du Moyen âge qui désignait ainsi les conditions professionnelles regroupant les individus dans la société. Ces états seraient ainsi au nombre de six, ou plutôt de deux fois trois, puisque Marsile de Padoue distingue les états particuliers des états généraux, les premiers concernant les professions privées (agriculture, artisanat et industrie, commerce), les seconds les professions publiques (sacerdoce, magistrature, armée). À noter que cette classification, bien qu’elle ne soit pas hiérarchisée, renverse totalement la hiérarchie sociale du Moyen âge. On n’évoque ainsi plus du tout la hiérarchie féodale moyenâgeuse cléricature-noblesse-roture… Le point intéressant de cette mutation tient au fait que Marsile pose le privilège comme devant être, certes un signe de la fortune, mais surtout une fonction instituée pour le bien de l’État et l’utilité de tous, et en aucun pas pour le bénéfice particulier de son détenteur. Il n’y a d’ailleurs pas là de véritable contradiction avec l’essence du Christianisme, surtout si l’on se souvient des paroles de Saint Paul en [Ga 3, 28] : Il n'y a ni Juif, ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre,  il n'y a ni homme ni femme ; car tous vous  ne faites qu'un dans le Christ Jésus. Il n’y a même pas contradiction avec l’esprit fondateur – mais certes oublié avec l’évolution de la chevalerie vers l’hérédité et non plus le mérite – du féodalisme chrétien. Ainsi, chaque homme est en fait au service des autres, la fortune obligeant celui qu’elle favorise à la solidarité et à la défense du plus faible…

De même, s’inspirant toujours d’Aristote, insiste sur les formes internes de la société – famille, village, ville, royaume -. Mais, par dessus tout, et du fait de sa vision réductrice de la souveraineté populaire sur laquelle nous reviendrons plus tard, il affirme l’unité absolue de l’autorité, ce qui impose l’assujettissement du clergé au souverain. Le monisme de Marsile est donc purement et uniquement temporel.

La seconde partie du Defensor Pacis est un exposé d’une nouvelle conception de l’Église, celle-ci étant réduite à la simple somme des fidèles catholiques. Il y a donc contestation de tout pouvoir ecclésiastique, allant même jusqu’à proposer de remplacer le Pape par un concile élu par les fidèles… Marsile développe donc, à la suite d’une sociologie politique, une ecclésiologie. Ainsi, l’Église, réduite à la seule association de tous les fidèles, se voit contestée tout pouvoir, y compris dogmatique ou ecclésiastique, et encore plus tout pouvoir coercitif, même d’excommunication, même celui qui est clairement visé dans cette approche est le seul Pape, seul véritable contre-pouvoir universel à la toute puissance de l’empereur. Le garant de la Foi ne serait plus dans ce cadre le Pape mais un concile général de l’Église élu ; mais là encore, ce concile ne serait pas indépendant puisque seule l’autorité universelle, c’est-à-dire l’empereur, aurait la faculté de le convoquer et de ratifier ses décisions. L’empereur est donc le personnage principal, tant temporel que spirituel, de la vision marsiléenne…

Marsile de Padoue substitue ainsi au dualisme traditionnel spirituel/temporel et à la séparation des pouvoirs un monisme purement temporel, et même s’il pense défendre la paix civile en renforçant l’assise de l’autorité populaire, sa seule volonté est l’affirmation de l’autorité absolue et universelle de l’empereur. C’est cette dimension de condamnation de toute autorité spirituelle et ecclésiastique qui sera condamnée par le Pape Jean XXII. Par là même, Marsile inspire les réformes protestantes de Wyclif (1320-1384) et de Jan Hus (1369-1415), et il est reconnu par les églises de la Réforme pour son anticipation de la dite Réforme et sa dénonciation des abus supposés ou réels de l’Église. Georges de Lagarde ira même jusqu’à dire que Marsile de Padoue a été l’artisan de l’esprit laïc contemporain.

Le Defensor minor, rédigé vers 1342 (?), ne se distingue pas véritablement du Defensor Pacis quant à son contenu, si ce n’est que la forme en est plus ramassée et bien plus injurieuse envers le Pape, bien que le Defensor Pacis  fasse déjà pas mal dans le domaine : « Pour démasquer le mensonge de ces évêques, je me dresse comme un héraut de vérité et je vous crie de toute ma gorge, à vous tous, rois, princes, peuples, tribus de toutes langues, ne voyez-vous pas que cet évêque romain s’est assigné à lui-même la souveraineté sur tous, les princes, sur tous les rois du monde… Peut-on imaginer peste plus pernicieuse, plus dangereuse, pour le repos, la félicité et le bonheur de la race humaine toute entière. ». À noter que Marsile fait ce qu’il reproche à ses ennemis en se posant comme le seul détenteur de la vérité ; de même, il détourne la vérité de l’histoire en ce sens que ce n’est pas l’Église qui s’est attribué la pleine souveraineté, malgré le Dictatus Papae de Grégoire VII de 1075 dont on ne sait d’ailleurs toujours pas s’il s’agissait d’un recueil canonique ou d’une simple déclaration de principes ; d’ailleurs, l’Église n’avait-elle pas, par la voix du Pape Pascal II, accepté en 1116 le principe de l’investiture impériale pour apaiser la querelle entre les Papes et les empereurs, donc quarante-et-un ans seulement après le texte grégorien ? Toujours est-il que Marsile est clair : le seul remède permettant le bonheur universel est la destruction de l’Église catholique et la soumission aux princes et aux rois. Est-on très éloigné des propos dans Luther s’adressant aux princes allemands dans son manifeste de 1520 À la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’État chrétien, même si Luther n’a pas de tentation totalitaire et surtout ne cherche pas à détruire la religion ?

Il est indéniable que Marsile de Padoue apparaît comme un  précurseur de la démocratie – même si cette démocratie ne semble devoir exister qu’à l’échelon des corps intermédiaires, principalement des communes - et de la séparation des pouvoirs, posant bien avant Montesquieu la théorie des trois pouvoirs : exécutif, législatif, judiciaire. Néanmoins, son image de démocrate est fausse, car sa vision de sa démocratie est extérieure. Certes, Marsile parle de pouvoir exécutif, certes il affirme que le législateur ne peut-être que le peuple, c’est-à-dire l’universalité des citoyens ou la majorité d’icelle exprimant son choix ou sa volonté au sein de l’assemblée des citoyens, mais cela n’a rien à voir avec l’esprit même de la démocratie, n’a rien à voir avec, malgré ce qu’en disent certains, Jean-Jacques Rousseau, puisque Marsile rejette toute idée d’individualisme, allant même jusqu’à refuser tout droit fondamental à la personne humaine. Marsile de Padoue n’est donc pas le précurseur de Rousseau, alors qu’il est à la recherche d’un retour de facto au totalitarisme antique, à la tyrannie pour reprendre le vocabulaire aristotélicien !

Il est donc aussi un précurseur de la conception contemporaine de la souveraineté populaire, puisque celle-ci ne doit plus être un instrument au service de la politique de l’Église, tout comme elle ne doit pas non plus se concevoir comme un simple retour aux anciens modèles romains ; elle se doit d’être la seule force opposée à la puissance papale à l’heure où le pouvoir de l’empereur est affaibli par les divisions. Ainsi, selon Marsile, les lois doivent trouver leur origine dans le peuple, tout comme cela se fait dans les communes du nord de l’Italie. Et il fait sienne, et celle de l’empereur, la conviction de ces communes que leurs libertés sont menacées par la Papauté. Cependant, Marsile n’est ni un démocrate, ni un libéral, mais bien un théoricien du totalitarisme le plus absolu, ce qui explique peut-être pourquoi il sera tant aimé par certains des théoriciens des Lumières et de leurs successeurs, les Lumières ayant donné un soutien total au despotisme soi-disant éclairé, mais surtout anti-clérical ! Et là encore, on ne retrouve pas Rousseau !

Donc, et malheureusement, en posant l’idée d’une autorité universelle absolue au dessus des trois pouvoirs, Marsile est un précurseur majeur des totalitarismes contemporains, car sa philosophie est taillée sur mesure pour l’empereur, alors que Dante ne voyait pas dans l’empereur le pacificateur espéré, car il développe une théorie de l’homme fort, seul apte à rétablir l’ordre en vue de l’intérêt général, seul capable d’assurer la conservation du pouvoir, même au prix de l’instauration d’un pouvoir héréditaire. Certes, Marsile admet la démocratie, mais au seul échelon communal, la seule élection de l’empereur ne pouvant suffire à définir la réalité d’une démocratie du fait de l’absence de tout contre-pouvoir, aucun corps intermédiaire ne pouvant jouer ce rôle dans la conception marsiléenne. À  celui de l’empereur, le bien-être général impose une totale autonomie et une totale supériorité, y compris vis-à-vis du législateur humain, celui-ci ne pouvant réformer qu’avec l’accord du dit souverain ou à la mort de ce dernier et avant l’élection de son successeur. Le souverain se doit d’être une force politique sans limite afin de pouvoir s’opposer et d’annihiler la puissance de l’Église. Et donc, le souverain que le peuple s’octroie, ou plutôt auquel il octroie le pouvoir absolu, n’est jamais soumis à un quelconque contrôle démocratique. Tout cela au nom du bien-être collectif !

Pour résumer, on peut dire que Marsile de Padoue est parti des doctrines politiques d’Aristote pour les adapter aux communes italiennes du XIVème siècle et au Saint empire romain germanique. Il reprend ainsi la thèse aristotélicienne selon laquelle l’homme est un animal politique, seule la société politique permettant à l’homme de se réaliser, les deux seules oppositions doctrinales à cette idée étant le Christianisme, mais aussi, ultérieurement, … Jean-Jacques Rousseau ! Cette société politique est vue comme une communauté parfaite, à vocation universelle, donc à un seul chef, et subdivisée  en classes ; et Marsile d’en tirer la conclusion que le pouvoir du gouvernement est au-dessus de tous les autres pouvoirs, et surtout au-dessus de celui du clergé. Ainsi, les clercs ne doivent plus jouir de dispositions spécifiques, tant en termes de droits que de devoirs que de législation que d’imposition. Les clercs sont des citoyens comme les autres, ce qui est une idée révolutionnaire pour le Moyen âge. Et le but de Marsile n’est donc pas tant d’abattre la religion que de l’intégrer politiquement au corps social de l’État, dont en la soumettant au seul souverain.

En fait, Marsile est un ennemi irrépressible de la Papauté et de toute hégémonie, voire même influence, sacerdotale, ce qui n’en fait pas pour autant, malgré ce qu’en dirent certains auteurs de la Réforme ou des Lumières, le précurseur de la liberté de pensée et de la démocratie moderne. En effet, être contre le Pape ne signifie pas être pour la liberté ou pour la démocratie. L’inspiration de Marsile n’est pas laïque au sens contemporain du terme, mais uniquement et seulement totalitaire ! Et s’il revient à Aristote, ce n’est que pour en retenir que les passages les plus défavorables à la démocratie et à la religion, alors même que Thomas d’Aquin avait permis une certaine réconciliation entre le Philosophe et la Foi. En fait, Marsile est bien plus qu’un anti-clérical libéral, puisqu’il ne proclame pas l’indépendance du temporel, mais bien plus sa supériorité absolue. Et, à ce titre, il ramène tout au pouvoir temporel et à son souverain celui-ci devant se voir attribuer l’autorité totale. C’est bien là un aspect définiteur du totalitarisme ! Et pour mieux se justifier, Marsile, selon un procédé qui deviendra classique à l’heure de l’avènement de la dialectique marxiste, va accuser l’Église de totalitarisme. Georges de Lagarde résume bien cette attitude : « Au milieu d’une société qui fait pousser si loin le dualisme chrétien et qui semble l’avoir partagé par des institutions si puissantes, Marsile fait entrevoir l’idéal d’un État résumant toutes les manifestations de la vie sociale et commandant en maître dans tous les domaines. » (G. de Lagarde, La naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen Age. II. Marsile de Padoue ou le premier théoricien de l’État laïque, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Éditions Béatrice, 1934, page 289).

Ce qui gêne le plus Marsile dans le Christianisme, c’est en fait, et il ne s’en cache pas, le « Rendez donc à César ce qui est à César » de Jésus-Christ en [Mt 22, 21]  qui demandait de ne pas confondre les deux mondes, celui du spirituel et le terrestre. Mais, Marsile avait t-il compris cette parole de Jésus ? En effet, ce « Rendez donc à César … » marque une certaine rupture avec le message de l'Ancien Testament, et en particulier avec les deux livres des Macchabées. Ce texte pose le versement du tribut à César comme étant une obligation morale, tout comme le versement des didrachmes au temple était une autre obligation morale fondée par Dieu [Ex 30, 11-16; Mt 17, 24]. Comme l'on doit obéissance à Dieu, on doit obéissance au pouvoir politique…Ceux qui interrogent Jésus en [Mt 22, 18] sur la question de l'impôt dû à César cherchaient à le piéger ; et ils étaient tous là : les pro-Hérode qui rêvaient d'une restauration du pouvoir royal intégral, les pharisiens qui admettaient le pouvoir romain comme une calamité temporaire, les ultras qui refusaient même de toucher à l'argent de Rome. Le piège tenait en la pièce elle-même qui portait l'inscription de la divinité de l'Empereur. Le but était de faire prendre parti à Jésus : s'il disait oui, il admettait implicitement la divinité de l'Empereur ; s'il disait non, il devenait un rebelle aux yeux des romains… Jésus répondit en fait que les hommes doivent se soumettre aux autorités politiques  aussi longtemps que l'État  ne prend pas la place de  Dieu  en  se  faisant  adorer   ou   en  légalisant  des  formes  d'injustice  incompatibles  avec l'Évangile (Cl. Tassin, L'Évangile de Matthieu, Paris, 1997, pp. 232-233), d'autant plus qu'il prescrit de rendre à Dieu ce qui est à Dieu.  Plus que d'une séparation des pouvoirs, Jésus parla donc de … droit naturel, et sa réponse se rapproche ainsi de celle d'Antigone à Créon : il est des lois morales supérieures aux lois humaines ! Dieu est le vrai roi, la forme du pouvoir politique étant sans importance, ce que répétera Saint Paul [Rm 13, 1], mais tant que  les lois divines - donc le Décalogue et les commandements d'Amour - sont respectés. Dans tous les cas, la réponse du Christ semble démontrer que le respect des institutions et des lois est légitime - mais non pas forcément l'institution elle-même -, alors que le domaine mystique et de l'âme est réservé à Dieu. Il faut se rappeler ici que Jésus lui-même a dit que son Royaume n'était pas de ce monde… Et tout cela gêne Marsile…

Le point de départ de Marsile de Padoue est donc bien Aristote auquel il reprend l’idée d’État comme communauté parfaite, fondée sur une socialisation complète subordonnant les plus petites communautés aux plus grandes, tout comme il lui emprunte l’idée que les hommes ne peuvent trouver ce dont ils ont besoin pour vivre que dans cet État. Il n’y a donc aucune idée de subsidiarité chez Marsile, hormis pour le règlement des seules affaires locales ou familiales, et encore dans le seul  cadre prédéfini par l’autorité « supérieure ». Plus qu’une simple institution sociale ou technique, l’État est un concept éthique et pratique global dont l’objet est d’assurer le bien-vivre de chacun de ses adhérents. L’État est donc le seul cadre possible de l’intérêt général, concept là encore emprunté à Aristote, mais aussi à Thomas d’Aquin, sauf que ce dernier voit en l’Église le contre-pouvoir indispensable et régulateur de l’État. Notons par ailleurs que Marsile réduit toute sujétion à l’État à un assujettissement volontaire de l’individu à cette même société. L’État serait en fait une servitude volontaire pour reprendre un concept que La Boétie reprendra bien plus tard, en 1549, dans le titre de son ouvrage majeur.

Marsile, bien qu’il s’en défende, marque en fait un retour en arrière très marqué, rejetant tous les arguments bibliques ou religieux en vue de restaurer une société païenne. Ne dit-il pas que le mal qui désole notre temps, Aristote n’a pu le connaître, ce mal étant bien évidemment le Christianisme ? Mais là encore, Marsile détourne Aristote de son sens, la rigidité et le fondamentalisme, la haine et la radicalisation étant totalement contraires à l’esprit même du Stagirite. Même dans son aristotélisme Marsile sonne faux !

Pour ce qui est du fondement de l’autorité publique, hormis le cas particulier de l’empereur qui domine tout, Marsile s’inspire des communes italiennes de son temps en posant le peuple comme seule source de la souveraineté, cette souveraineté étant cependant déléguée au prince. Là encore, il y a exclusion de toute autorité ecclésiale. Par conséquence, le meilleur des régimes politiques possibles est la monarchie élective, celle-ci étant absolument distincte de la démocratie dans l’esprit de Marsile, cette dernière s’opposant à toute idée de souverain absolu…

En fait, Marsile de Padoue a cherché à laïciser la société médiévale en évacuant le problème du pouvoir spirituel, qui servait pourtant de soupape de sécurité et d’équilibre, et ce sur la seule motivation qu’il n’existerait pas ! Marsile a une conception sécularisée et laïcisée de la société, et il inaugure à ce titre une ère nouvelle de la science politique. L’empereur est la seule autorité, le seul qui peut convoquer, le seul qui peut ratifier, le seul qui peut se poser au-dessus de tout et de tous. L’empereur est supérieur au Pape comme il est supérieur au peuple, celui-ci étant cependant la source de sa légitimité et de sa souveraineté, mais sans aucune possibilité de retour en arrière. Une fois l’empereur élu, le peuple ne peut jamais reprendre sa souveraineté qu’il s’est aliénée jusqu’à la mort du dit empereur et l’élection de son successeur….

 

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