Un diagnostic est posé, reste à définir le traitement… Et Marsile de prescrire à titre de traitement les objectifs réalisés par l’empereur, ce qui fait que son écrit a ou veut avoir un impact immédiat sur la réalité des institutions, et pour lui, le meilleur des remèdes est que la figure de l’empereur doit être mondiale, dans un rôle de gardien de la paix universelle ! Contrairement à Dante, Marsile n’imagine pas un ordre universel assurant la paix, et, refoulant l’idéologie de la cité de Dieu, il exige que l’autorité se soumette au droit, même si son détenteur est au-dessus de ce même droit. Certes, seul le législateur humain peut définir le droit ; seul lui peut réformer l’autorité, voire la déposer. Mais, pas forcément l’empereur en tant que représentation et qu’attributaire-dépositaire de cette autorité. Marsile n’exige pas le respect des lois par le souverain nommé par le peuple. Ce souverain est au-dessus des lois, car sa seule fin est le bien-être de la société. Il préfigure ainsi Machiavel lorsque celui-ci évoque l’absolutisme du pouvoir dans Le Prince, d’ailleurs dans une situation assez semblable de la politique interne de l’Italie du nord. Ce qui prévaut sur tout, c’est l’intérêt général dont seul le monarque peut juger de la dimension et de la réalité, et il en découle une morale selon laquelle ce monarque ne doit connaître aucune opposition de son vivant.
Il existe donc des divergences assez nettes entre Marsile et Dante, et ce malgré certaines critiques communes. À titre d’exemple, il ne semble pas que Marsile ait été influencé par la Monarchia de Dante écrite en 1311 puisque l’on constate qu’il a une différence fondamentale entre le contenu de la Monarchia et ceux des deux Defensor : la Monarchia vise à restaurer, et donc à défendre, le principe de distinction entre les puissances temporelles et spirituelles, tandis que Marsile rejette absolument dans son œuvre cette distinction au seul profit du pouvoir temporel de l’empereur.
Bien qu’il soit divisé en trois discours, le Defensor Pacis s’articule en fait en deux parties. La première est une théorie de la souveraineté politique et de l’autorité, et Marsile va chercher à en définir les origines, la finalité, la structure, le fondement, l’organisation et la meilleure forme. Pour ce faire, il va développer une argumentation en deux phases, s’attachant d’abord à la société politique dont il définit le sens et l’origine, puis il s’attache ensuite au gouvernement – ici synonyme du mot autorité – dont il pose le fondement sur la souveraineté du peuple, et par conséquence sur le suffrage universel. Le tout s’inscrit dans une réduction très averroïste de la finalité de l’homme au seul bonheur. Par ailleurs, à la suite d’Aristote, il va développer une sociologie politique différenciant ce que l’on pourrait qualifier de classes, ou plutôt d’états pour reprendre le vocabulaire du Moyen âge qui désignait ainsi les conditions professionnelles regroupant les individus dans la société. Ces états seraient ainsi au nombre de six, ou plutôt de deux fois trois, puisque Marsile de Padoue distingue les états particuliers des états généraux, les premiers concernant les professions privées (agriculture, artisanat et industrie, commerce), les seconds les professions publiques (sacerdoce, magistrature, armée). À noter que cette classification, bien qu’elle ne soit pas hiérarchisée, renverse totalement la hiérarchie sociale du Moyen âge. On n’évoque ainsi plus du tout la hiérarchie féodale moyenâgeuse cléricature-noblesse-roture… Le point intéressant de cette mutation tient au fait que Marsile pose le privilège comme devant être, certes un signe de la fortune, mais surtout une fonction instituée pour le bien de l’État et l’utilité de tous, et en aucun pas pour le bénéfice particulier de son détenteur. Il n’y a d’ailleurs pas là de véritable contradiction avec l’essence du Christianisme, surtout si l’on se souvient des paroles de Saint Paul en [Ga 3, 28] : Il n'y a ni Juif, ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus. Il n’y a même pas contradiction avec l’esprit fondateur – mais certes oublié avec l’évolution de la chevalerie vers l’hérédité et non plus le mérite – du féodalisme chrétien. Ainsi, chaque homme est en fait au service des autres, la fortune obligeant celui qu’elle favorise à la solidarité et à la défense du plus faible…
De même, s’inspirant toujours d’Aristote, insiste sur les formes internes de la société – famille, village, ville, royaume -. Mais, par dessus tout, et du fait de sa vision réductrice de la souveraineté populaire sur laquelle nous reviendrons plus tard, il affirme l’unité absolue de l’autorité, ce qui impose l’assujettissement du clergé au souverain. Le monisme de Marsile est donc purement et uniquement temporel.
Le Defensor minor, rédigé vers 1342 (?), ne se distingue pas véritablement du Defensor Pacis quant à son contenu, si ce n’est que la forme en est plus ramassée et bien plus injurieuse envers le Pape, bien que le Defensor Pacis fasse déjà pas mal dans le domaine : « Pour démasquer le mensonge de ces évêques, je me dresse comme un héraut de vérité et je vous crie de toute ma gorge, à vous tous, rois, princes, peuples, tribus de toutes langues, ne voyez-vous pas que cet évêque romain s’est assigné à lui-même la souveraineté sur tous, les princes, sur tous les rois du monde… Peut-on imaginer peste plus pernicieuse, plus dangereuse, pour le repos, la félicité et le bonheur de la race humaine toute entière. ». À noter que Marsile fait ce qu’il reproche à ses ennemis en se posant comme le seul détenteur de la vérité ; de même, il détourne la vérité de l’histoire en ce sens que ce n’est pas l’Église qui s’est attribué la pleine souveraineté, malgré le Dictatus Papae de Grégoire VII de 1075 dont on ne sait d’ailleurs toujours pas s’il s’agissait d’un recueil canonique ou d’une simple déclaration de principes ; d’ailleurs, l’Église n’avait-elle pas, par la voix du Pape Pascal II, accepté en 1116 le principe de l’investiture impériale pour apaiser la querelle entre les Papes et les empereurs, donc quarante-et-un ans seulement après le texte grégorien ? Toujours est-il que Marsile est clair : le seul remède permettant le bonheur universel est la destruction de l’Église catholique et la soumission aux princes et aux rois. Est-on très éloigné des propos dans Luther s’adressant aux princes allemands dans son manifeste de 1520 À la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’État chrétien, même si Luther n’a pas de tentation totalitaire et surtout ne cherche pas à détruire la religion ?
En fait, Marsile est un ennemi irrépressible de la Papauté et de toute hégémonie, voire même influence, sacerdotale, ce qui n’en fait pas pour autant, malgré ce qu’en dirent certains auteurs de la Réforme ou des Lumières, le précurseur de la liberté de pensée et de la démocratie moderne. En effet, être contre le Pape ne signifie pas être pour la liberté ou pour la démocratie. L’inspiration de Marsile n’est pas laïque au sens contemporain du terme, mais uniquement et seulement totalitaire ! Et s’il revient à Aristote, ce n’est que pour en retenir que les passages les plus défavorables à la démocratie et à la religion, alors même que Thomas d’Aquin avait permis une certaine réconciliation entre le Philosophe et la Foi. En fait, Marsile est bien plus qu’un anti-clérical libéral, puisqu’il ne proclame pas l’indépendance du temporel, mais bien plus sa supériorité absolue. Et, à ce titre, il ramène tout au pouvoir temporel et à son souverain celui-ci devant se voir attribuer l’autorité totale. C’est bien là un aspect définiteur du totalitarisme ! Et pour mieux se justifier, Marsile, selon un procédé qui deviendra classique à l’heure de l’avènement de la dialectique marxiste, va accuser l’Église de totalitarisme. Georges de Lagarde résume bien cette attitude : « Au milieu d’une société qui fait pousser si loin le dualisme chrétien et qui semble l’avoir partagé par des institutions si puissantes, Marsile fait entrevoir l’idéal d’un État résumant toutes les manifestations de la vie sociale et commandant en maître dans tous les domaines. » (G. de Lagarde, La naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen Age. II. Marsile de Padoue ou le premier théoricien de l’État laïque, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Éditions Béatrice, 1934, page 289).