Il y a de nombreux risques de chuter sur la route de Teilhard de Chardin (1881/1955), d’où les nombreuses mises en garde de l’Eglise à son sujet, mais en aucun cas la condamnation de sa Foi ou la remise en cause de sa théologie qui n’a existé que dans l’esprit de certaines personnes n’ayant pas compris l’attitude du Vatican à l’égard de ce penseur à l’approche si difficile ! Que d’idées difficiles et risquées chez Teilhard : l’évolution, la noogenèse, le risque de panthéisme, … Et plus encore, quelle est la place du Christ dans la pensée teilhardienne ? En effet, sa conception centrale d’un Christ cosmique est aujourd’hui souvent mise en avant dans le cadre de l’idéologie New Age née de la contre-culture américaine au début des années soixante, dans celui du syncrétisme religieux, ainsi que dans celui d’un retour au premier plan, par intégration artificielle des textes apocryphes et intertestamentaires dans le canon biblique, de la gnose. Et, en effet, l’idée de Christ cosmique est dangereuse pour le Catholique, car elle peut, conçue comme ci-dessus être totalement hérétique, totale négation du Christ. Or, il y a surtout ici mauvaise compréhension de l’idée de Christ cosmique posée par le Père Teilhard de Chardin. Il s’agit là d’un véritable défi à l’Église, tout particulièrement à l’Église catholique, mais aussi aux grandes religions monothéistes. L’Église catholique ayant apporté une première réponse officielle avec la publication voici quelques années du document Jésus-Christ, le porteur d’eau vive. Une réflexion chrétienne sur le Nouvel Âge des Conseils pontificaux pour la culture et pour le dialogue interreligieux. Car le défi posé par les concepts teilhardiens de Christ est grand car risquant de faire dériver inconsciemment vers les hérésies des concepts clés fondateurs de la mouvance New Age que sont le monisme, sous le double aspect du grand tout énergie cosmique universelle et d’une immanence induisant la fusion de l’être dans une hypothétique « conscience universelle » et la gnose, et plus encore le Christ cosmique. C’est là que se situe le risque christique, bien plus encore que panthéiste ou de théisme spinozien, de la Franc-maçonnerie spéculative, risque dont l’Eglise met en garde les Catholiques. Le Catholique maîtrisant le contenu du document précité ne risque rien ; par contre, s’il ne l’a pas assimilé, il ne peut que se perdre ! C’est là que se trouvent les risques de déviance, d’erreur, de basculer dans l’hérésie, etc…, les risques de dérives déistes, panthéistes et gnostiques auxquelles expose aussi l’adhésion à la Franc-Maçonnerie, le pas étant facile à franchir, même inconsciemment ! En effet, pour un chrétien catholique, il n'est pas possible de vivre sa relation avec Dieu, dans un double mode la divisant entre une forme supraconfessionelle humaniste et une forme intérieure chrétienne. Il ne peut pas cultiver deux types de relations avec Dieu, ni exprimer sa relation avec le Créateur à travers des formes symboliques de deux types. Et, paradoxalement, Teilhard de Chardin peut permettre de franchir ce pas, mais éclairé par le document sus-cité ! Bref, contrairement à une idée reçue, la pensée du jésuite Teilhard de Chardin n’est pas facile à saisir, et il faut bien se garder des généralisations ou accusations qui sont aujourd’hui faites ou proférées à son sujet.
Rappelons ici que le panthéisme est une doctrine métaphysique niant toute idée d’un Dieu créateur ou transcendant, induisant à l’identification de Dieu et du monde. Pour sa par, le théisme est quadruple : soit posé de Dieu comme cause finale ou cause formelle en aucun cas les deux à la fois, soit séparation absolue de Dieu et de son œuvre, soit séparation de la Création de la nature divine, soit enfin détermination de Dieu uniquement par analogie. Enfin, le déisme, qui ne doit pas être confondu avec le théisme, est avant tout rejet de toute idée de Dieu de la révélation. Les définitions mêmes qui précèdent mettent bien en évidence les risques induits par rapport au contenu réel du message du Christ, du message divin, et du dogme catholique ! Or, c’est à cela que s’expose le Catholique en rejoignant sans aucune prudence la Franc-Maçonnerie spéculative ou le New Age, et ce même si la vraie Maçonnerie est fondée avant tout sur l’idée de Dieu Grand architecte de l’univers et sur la certitude de sa volonté révélée ! Mais il y a tant de risques de confusions, d’erreurs… Et l’incompréhension de Teilhard de Chardin peut conduire directement, sans que l’on s’en doute, à ces hérésies négatrices de la Foi catholique ! Et c’est pourquoi son exemple est ici repris…
Tout comme Monseigneur Lemaître, Pierre Teilhard de Chardin distingue bien la théologie de la science, et, comme le père du Big Bang, le jésuite français se sera toujours situé dans la double perspective qui mène toute sa pensée, c’est-à-dire celle de la science et de la théologie. Teilhard de Chardin était jésuite ; mais il fut aussi un savant, un grand savant, un géologue réputé spécialiste de la paléontologie ; il fut ainsi par exemple l’un des découvreurs du sinanthrope. Inévitablement, il fut donc un chercheur animé d’un amour certain de la terre et de la matière, même si cela ne devait jamais remettre en cause sa Foi ou en faire un matérialiste pur ; il concevait la Foi comme n’imposant aucune opposition entre la science et la religion, entre le spirituel et le matériel. Comme paléontologue, Teilhard de Chardin ne peut concevoir la vie, du moins la vie terrestre, que dans sa dimension du devenir, dimension qui est aussi celle du chrétien pris dans sn approche eschatologique. Et c’est ce qui va le conduire à l’évolutionnisme. Certes Teilhard n’a pas découvert l’évolution des espèces ; il ne fut pas le père de cette théorie que l’on retrouvait que l’on retrouvait d’ailleurs d’une certaine manière chez saint Augustin et chez saint Thomas d’Aquin, mais sans sa dimension darwinienne de loi du plus fort. Par contre, il a toujours pensé, se séparant donc plus que partiellement de Darwin, que le développement de la vie ne pouvait pas être dû à la force, au hasard ou à une évolution non dirigée, et toute sa recherche, toute son œuvre ne sera qu’une tentative d’essai de trouver le pourquoi de cela. À noter que pour Teilhard, interprétant le livre de la Genèse, seule la matière est créée à l’origine, l’évolution poursuivant l’œuvre de Dieu…
En fait, Teilhard distingue trois grandes directions de l’évolution. Il y a d’abord complexification, cette complexification s’accompagnant d’un développement de la conscience. Puis il y a la deuxième dimension, celle de la complexification conscience, qui est l’aboutissement du développement de la dite conscience. Vient enfin une tendance à l’individualisation, d’où la loi de personnalisation selon laquelle tout se passe comme si l’évolution visait uniquement et totalement à créer des personnes, l’individu étant posé comme différent de la personne. Il faut bien insister ici sur cette très nette distinction entre l’individu et la personne, le premier étant externe, alors que la seconde est intériorité, même si elle connaît en même temps une relation avec l’extérieur ; même en droit, il y a différenciation entre les deux, la personne étant à elle-même sa propre fin. Toujours est-il que cette intériorisation va tendre vers une intériorisation de l’esprit, esprit ayant pour siège la conscience. Il se distingue donc clairement de Bergson. Alors que l’on avait chez Bergson un dualisme entre la matière inerte et l’esprit, Teilhard met la matière à la base de tout, sans pour autant être matérialiste très loin de là. Teilhard n’est pas un matérialiste puisqu’il a toujours parlé de la sainte matière qui, par les jeux de ses lois, de ses rencontres, se complexifie elle-même et monte à la conscience ; il a toujours dit et écrit qu’il y avait quelque chose de l’esprit dans la matière, la matière n’étant pas un mal freinant l’esprit ; il va à la limite extrême du corps, âme et esprit chrétien, de l’explication de l’idée de résurrection de la chair, l’homme vrai ne pouvant ressusciter qu’en esprit mais le devant aussi de la chair puisque c’est cette combinaison qui en fait une personne unique !
Toujours est-il que, selon Teilhard de Chardin, deux pas sont franchis dans l’évolution. Le premier de ces pas est celui de la réflexion ; c’est le temps de l’émergence de la conscience de soi qu’il faut bien distinguer de la conscience tout court, car si les animaux ont conscience de leur environnement, ils n’ont pas conscience d’avoir conscience ! Le second de ces pas est celui de la sur-réflexion où il y a dépassement de la personne elle-même aboutissant au penser de ce qu’il y a de commun à toutes les personnes ; c’est une participation de chacun à ce qu’il y a de commun. Ainsi, une personne est d’autant plus une personne qu’elle est ouverte aux autres. Dans ce cadre, il doit y avoir pour l’homme dépassement de ce qu’il lui reste d’égocentrisme en son coeur.
Teilhard nous apprend donc que, dans ce cadre, la vocation de l’univers est de susciter, et non pas de produire, des personnes, chacun accomplissant selon son rang et selon son travail la vocation de l’univers. De ce fait, ni la vie ni la conscience ne peuvent être des accidents dans le monde. Dès lors, il ne faut en aucun cas poser une opposition entre la personne et la société, entre personnalisme et socialisme (sociétisme), ces deux termes devant se prendre au sens sociologique, et ce puisqu’il y a harmonie créatrice entre la personne et la société ; l’unicité de chaque personne renforçant la société, y compris dans ce qu’elle a de collectif ! Plus un être a de relations hors du soi, hors de lui-même, plus il participe à la société, plus il se personnalise, plus il fait évoluer la société ! Teilhard nous invite donc à repenser le collectivisme, mais en le séparant totalement de la vision marxiste, car, selon lui, ce n’est pas en repliant la personne sur elle-même que l’on permettra l’accomplissement de ladite personne, qu’on lui permet de s’accomplir ou d’accomplir la société. Cet accomplissement ne pouvant se faire qu’en collectivité ; le collectivisme n’est pas négatif a priori, sauf qu’il a trop souvent tendance à enfermer la personne dans un modèle unique, brisant ainsi le caractère créateur de la société… D’une certaine manière, ici, Teilhard est l’anti-Sartre absolu, voyant dans les autres non pas l’enfer, mais l’accomplissement. On n’est par contre pas si loin d’Emmanuel Mounier qui avait une approche assez voisine lorsqu’il posait lui aussi une différence entre l’individu de la personne, tout en établissant une dialectique entre la personne et la collectivité, entre le personnalisme et le collectivisme.
Arrêtons-nous un instant sur l’idée teilhardienne de noosphère. Ici, Teilhard de Chardin estime que, par l’évolution de la personne, il y a création tout autour de la terre d’une sphère spirituelle, la noosphère. Ainsi, un nouveau règne se met progressivement en place autour de la terre, dépassant même la biosphère, même si cette dernière est le support indispensable et intégral permettant le développement de la noosphère. C’est un véritable réseau interplanétaire immatériel, spirituel, qui entoure la terre, l’humanité devenant planétaire, les progrès de la planète se faisant plus par le développement du degré de conscience de chaque personne, du fait de l’information, que par la technique qui peut renfermer la personne sur elle-même. Pourrait-on dire que Teilhard aura été un précurseur d’Internet ?
Toujours est-il que ce process conduit inévitablement à un moment unique dans l’avenir, au point Ω, à la fois terme et finalité de l’évolution humaine tant biologique que spirituelle, puisqu’il est l’accomplissement définitif de l’esprit. Seul cet Ω rend intelligible toute l’évolution ; c’est l’aimant final, au sens d’amour divin vers lequel tend toute l’humanité. Seul ce mouvement cosmique conduit au divin, qui conduit à Dieu, car il est de Dieu. Mais, et surtout, le point Ω n’est pas le moment où l’univers deviendrait Dieu, ce qui réduirait Dieu au monde parvenu à son accomplissement total, ce qui serait l’hérésie du panthéisme, l’idéologie du New Age, le Deus mundus explicitus de Spinoza ; nous ne développerons pas ce point ici. Pour Teilhard, le point Ω est le moment où le monde a obtenu de lui-même tout ce qu’il pouvait tirer de lui-même, se rendant ainsi capable d’être accueilli par Dieu, par Dieu qui ne se confond en aucun cas avec le monde matériel, même s’Il le rencontre, par Dieu créateur et ayant confié le monde aux hommes… Dieu reste totalement libre ; au point Ω Dieu aura alors la liberté d’accepter ou de rejeter un façonné par l’homme, le jugeant ou non digne de lui. On peut comprendre que ceci a pu choquer certains théologiens ne concevant la créature divine que comme créée pour adorer Dieu, la création que comme fixée, finie, alors que Teilhard pose finalement la création comme devant être achevée par l’homme pour offrir à Dieu Sa propre demeure !
Toujours est-il que le point Ω est une certitude, car dans le dessein de Dieu ! Toujours est-il que, pour Teilhard, le point Ω est une certitude, et sa conception, fortement influencée par l’Apocalypse et par les passages à visée eschatologique des Écritures, est dès lors finaliste puisque le point Ω est à la fois fin, finalité et accomplissement. Il se sépare donc là encore de Bergson selon lequel le monde n’a pas de fin, la pensée créatrice poussant toujours devant elle, mais sans but… Or, le but, chez Teilhard, c’est le retour à Dieu, ou plutôt vers Dieu ! Attention, le Christ Ω dont parle Teilhard ne doit pas se confondre avec ce point Ω, même s’Il y est présent en tant que personne de la Trinité. Le Christ Ω est le Christ en tant que réalisant la coïncidence entre le centre universel christique, fixé par la théologie, et le centre universel cosmique, postulé par l’anthropogénèse, l’opération synthétisante revendiquée par le dogme pour le Verbe incarné ne pouvant s’exercer en discordance avec la convergence naturelle du monde.
En fait, on pourrait dire que la pensée de Teilhard de Chardin est une cosmogenèse, puisque le monde n’y est pas créé d’un seul coup dans sa totalité ; mais c’est aussi une biogenèse, la vie ayant elle-même et en elle-même une histoire créatrice de tous les instants du temps. C’est ici que Teilhard pose sa vision du Christ Le Christ évoluteur. Ici, le Christ est vivant en tant que moteur suprême de la cosmogénèse ; Verbe incarné, le Christ est alors essentiellement évoluteur. Il l’est dès sa naissance, il l’est en tant que rédempteur, comme il l’est en tant que consommateur de l’univers. L’une des six images christiques posées par Teilhard, même si chacune n’est en fait qu’une perception ponctuelle d’un instant de l’action du Christ, cet instant pouvant être soit du temps, soit hors du temps, du tout de la personne du Christ…
Mais la pensée du Père Teilhard n’est pas que cosmogenèse. Elle est aussi une noogenèse, une genèse de l’esprit… Mais Teilhard ne les distingue pas dans leur action, cherchant toujours à montrer que ces trois genèses sont liées dans une seule et identique genèse, celle de Dieu ! Bref, seule la matière est créée à l’origine, Dieu offrant aux hommes une part de Son esprit qu’ils ont pour charge de faire évoluer vers Lui-même, ce qui fait que l’évolution se poursuit, qu’elle n’est que synonyme de poursuite par l’homme de l’œuvre de création, l’homme ayant le choix entre parfaire la création à la fois en la préservant et en la continuant, aboutissant à l’acceptation par Dieu au point Ω, et soit ne rien faire, soit détruire, aboutissant au rejet par Dieu au même point Ω… C’est ici, et paradoxalement, que se déploie dans sa plénitude le Christ humanisateur teilhardien, même s’il intervient en permanence, en ce sens que Christ, par son Incarnation, a souligné la dignité de la personne humaine et prouvé que l’anthropogenèse, l’humanisation progressive de la terre, la participation active à la noogenèse comportant inévitablement une partie de surnaturel que l’homme ne peut pas forcément affronter seule, même s’il est caractérisé par son libre-arbitre, par sa liberté dont la seule limite est sa seule prédestination au bien…
Teilhard de Chardin a en fait distingué six Christ, même s’ils se rejoignent finalement en une seule et même personne. Restent donc à évoquer les trois autres « Christ », ou plus exactement figures du Christ évoquées par le Père Teilhard de Chardin. La première est assez facile à saisir ; c’est celle du Christ universel. Ici, le Christ est posé comme centre organique de l’univers entier, c’est-à-dire de tout l’être participé. Cette synthèse du Christ et de l’univers constitue non point une divinité nouvelle, mais l’explication inévitable du mystère en quoi se résume le christianisme : l’Incarnation. Pas de difficulté majeure. Par contre, les deux dernières approches christiques teilhardiennes sont potentiellement redoutables si elles sont mal comprises : le Christ total et le Christ cosmique.
Le premier que j’évoquerai est le Christ total. C’est en fait le Christ paulinien qui consomme l’unité de l’univers jusqu’à ce que Dieu soit tout en tous. Dans le Christ total, toute la création se rassemble, une création divinisée par l’action même du Christ. Notion en relation avec celle d’amorisation. Le principal risque de cette définition est d’induire, par la divinisation personnelle de la création, une assimilation totale de l’homme à Dieu, ainsi qu’une approche animiste du monde, faisant de chaque élément de l’univers non pas une création de Dieu, mais Dieu lui-même !
Enfin, le plus redoutable, celui conduisant le plus facilement à l’hérésie, au christisme se subsituant à l’amour de Dieu, à la Trinité : le Christ cosmique ! Le Christ cosmique est le Christ personne divine totale ; c’est le Christ en tant qu’âme supérieure et foyer physique de la création, supportant réellement et sans métaphore l’univers, s’offrant comme le salut à la fois de l’âme surnaturelle et de toute la construction physique qui conditionne les âmes. Et là, que de risques évidents de chuter, de trébucher. Et, en premier lieu, le risque de réduire le Christ à une créature animée, alors même qu’il est Dieu un et trine. Vient ensuite le risque de faire du Christ le créateur de l’univers, alors que c’est Dieu pluriel qui en est le créateur. Troisième risque : celui de réduire le Christ à un démiurge. Et, dernier risque, celui de confondre en une même identité éternelle l’âme et le corps, justification par là-même de la réincarnation ! Teilhard ne sombre pas dans ces quatre hérésies, mais il est très facile de le faire dès lors que l’on ne maîtrise ni la théologie catholique, ni la pensée teilhardienne…
Pour finir donc, pour revenir à notre introduction, quelques rappels sur la position, finalement assez logique, de l’Église quant à Teilhard… Teilhard n’est pas tant redoutable par ce qu’il a écrit que par ce qu’il n’a pas écrit, voire même dit, par le contenu même de sa doctrine qui rejoint celle de l’Église et la Tradition sur de nombreux points, mais qui peut être si mal interprété… Il est redoutable par la forme parfois aventureuse, mais du moins maladroite, de certain de ses écrits, par ses non-dits… Sa gentillesse et son statut de savant, finalement un peu Cosinus, faisait qu’il s’aventurait parfois devant ses élèves à des hypothèses qu’il oubliait de clore ou exposait sans aller plus loin (les oubliant même parfois), ce qui peut expliquer son interdiction d’enseigner dans un cadre religieux. C’est d’ailleurs l’un des grands problèmes de nos Universités où le chercheur prime sur le professeur, alors même que l’étudiant a besoin d’apprendre avant de devoir chercher ; on veut construire le toit avant d’avoir élevé les murs, voire même posé les fondations…
D’ailleurs, souvenons-nous que l’Église n’a jamais interdit à Teilhard de Chardin de réfléchir ; elle lui a interdit d’enseigner en grand public et de publier des articles non scientifiques, l’encourageant par contre à poursuivre ses recherches ! D’ailleurs, Teilhard s’est le plus souvent incliné, ne publiant de son vivant que du scientifique, sa tentative de publication en 1944 du Phénomène humain se heurtant au refus de nihil obstat de l’Église. Il ne fut, pour ses approches non scientifiques, le plus souvent publié qu’après sa mort, et les condamnations ou réserves publiques les plus fortes ont eu lieu après sa mort, justement du fait de ces publications, et surtout de leur forme !
Faisons un peu le bilan des « condamnations » de Teilhard… En premier lieu, il est faux d’affirmer que Teilhard fut mis à l’Index ! Aucun des ouvrages de Teilhard de Chardin n’a jamais été inscrit à l’Index des livres prohibés. Il faut néanmoins garder à l’esprit que, dans le cadre des règles posées par le Code de droit canonique de 1917, le fait pour un livre de ne pas figurer à l’Index ne signifiait pas pour autant le droit pour tous les catholiques de le lire librement, sans accompagnement. Ceci est important, car trop souvent ignoré. Il était en effet impossible d’établir une liste de tous les livres réputés dangereux pour le dogme, y compris de par leur seule interprétation possible, et, dès lors, il était fait appel au discernement du chrétien, d’autant plus qu’en vertu du canon 1399 alors en vigueur, le Chrétien pouvait savoir si un livre tait ou non restreint en vertu des règles posées au dit canon 1399, notamment en son point a), surtout mis en confrontation avec les dispositions du canon 2669, dès lors qu’un livre contenait des données réputées et susceptibles d’être interprétées comme faisant profession de panthéisme. Je rappelle ici que le panthéisme est un effort en vue de réaliser une union mystique avec le Tout, réduisant ainsi Dieu à l’Univers dans son ensemble… On peut ici se référer au point 1 du Syllabus qui rappelle qu’il est erroné d’identifier le monde même à Dieu…
Par ailleurs, le Saint Office pouvait très bien blâmer un livre sans le condamner, mettant ainsi en garde contre les tendances ou les interprétations possibles de cet ouvrage, sans en interdire strictement la lecture. Cette mise en garde se faisait en particulier par le biais de revues catholiques, en particulier par celles de l’Ordre auquel appartenait l’auteur s’il était religieux, ce qui fut le cas pour Teilhard de Chardin… Enfin, le Supérieur général d’un Ordre avait le pouvoir d’interdire tel ou tel livre jugé dangereux, je me répète y compris au travers de ses interprétations possibles, ou d’en refuser la publication ; ce fut donc ainsi le cas pour Le phénomène humain en 1944.
Reste que, devant la diffusion massive des œuvres de Teilhard de Chardin sans aucun avertissement ou mise en garde, et ce à sa mort, le Saint-Office allait envoyer le 6 décembre 1957 aux Évêques du monde entier une lettre précisant que les livres du Père Teilhard de Chardin doivent être retirés des bibliothèques des séminaires et des instituts religieux ; ils ne peuvent être mis en vente dans les librairies catholiques et il ne peut être licite de les traduire en d’autres langues. Face à la continuation de la montée de la lecture non avertie ou non accompagnée de Teilhard de Chardin chez les chrétiens, le Saint-Office allait alors publier le monitoire du 30 juin 1962 où il précisait clairement qu’ il est manifeste que, sur le plan philosophique et théologique, ces œuvres regorgent d’ambiguïtés et même d’erreurs graves, telles qu’elles offensent la doctrine catholique ; sans en interdire donc la lecture, le Saint Office invitait dans ce texte les responsables et les intellectuels catholiques à mettre efficacement en garde les esprits, et en particulier ceux des jeunes, contre les dangers que présentent les œuvres de Teilhard de Chardin et celles de ses disciples.
Mise en garde et non pas interdiction, ce qui peut se comprendre car certains livres, sans la formation et le discernement requis, peuvent être dangereux… Tout n’est pas jugé comme faux, très loin de là, mais une mise en garde est faite quant à la lecture difficile de Teilhard, lecture pouvant conduire à l’erreur en cas de mauvaise compréhension.
Rappelons que l’Église a toujours accepté, y compris depuis Saint Thomas d’Aquin, certains éléments de l’évolution comme étant possibles ; par contre, et c’est là que naît la confusion chez certains, elle n’admet pas pour autant Darwin, ce dernier ne posant d’ailleurs qu’une théorie parmi d’autres, et encore pas toujours très juste. Je renvoie ici aux encycliques Redemptor humanis du 4 mars 1979, avec son Le Rédempteur de l’homme, Jésus-Christ, est le centre du cosmos et de l’histoire, approche ô combien teilhardienne, ou encore à la plus ancienne Humani generis…
On gardera bien à l’esprit que l’on ne trouve nulle trace d’une condamnation de Teilhard quant à ce que contenait son œuvre en matière de Foi… Ceci est important… Mises en garde sévères, mais pas interdiction… Insistance sur la nécessité du discernement, de la formation initiale et de l’accompagnement… Rien d’autre !
Revenons maintenant pour finir sur l’idée d’évolution… De grandes figures de la Foi, tels Saint François d'Assise ou encore Basile de Césarée, sont venus, parfaisant l'oeuvre de la Création, apporter leur pierre à l'édifice des Évangiles.... Dès l'origine des temps, Dieu a donné la terre à l'homme, pour qu'il la soumette, mais non pour qu'il la détruise... : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; ... apprend on en [Gn 1, 28[.
Ce qui précède doit à mon avis se lire dans l'esprit même de la Création puisque Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Par ces mots, Dieu a posé le statut de l'homme; par ces mots, Dieu a posé l'équilibre entre ce statut de l'homme et celui de la Création : l'homme est à l'image de Dieu et le rapport de l'homme à Dieu est unique, propre à l'homme, couronnement de la Création. L'homme a ainsi pour mission de poursuivre la Création, mais pas n'importe comment : avec conscience et responsabilité.... Tout acte de l'homme, toute action humaine doit donc se lire à l'aune de ces mots, à l'aune de ce statut splendide et difficile. Soumission, servitude ne doivent cependant pas s'interpréter dans le sens péjoratif d'esclavage, de domination, mais plutôt dans celui de continuation de l'oeuvre de Dieu, donc de préservation des espèces, de progrès dans les conditions de vie, mais aussi de sauvegarde de la beauté du monde, bref de la Création; continuateur et gardien de la Création, l'homme ne doit donc pas détruire, la destruction étant antinomique à la Création. Dieu a soumis les êtres animés à l'homme, pour qu'il les domine, non pas pour qu'il les détruise, l'Alliance divine offert à Noé après le déluge liant Dieu et aux hommes et aux êtres animés qui peuples la Terre : Voici que j'ai établi mon alliance avec vous et avec vos descendants après vous, et avec tous les êtres animés qui sont avec vous : oiseaux, bestiaux, toutes bêtes sauvages avec vous, bref tout ce qui est sorti de l'arche, tous les animaux de la terre (...) Voici le signe de l'alliance que j'institue entre moi et vous et tous les êtres vivants qui sont avec vous pour les générations à venir... La préservation de la faune et des espèces est donc plus qu'un acte moral, c'est aussi un devoir spirituel du croyant car rompre les équilibres faunistiques est rupture de l'Alliance avec Dieu.
La notion d'Alliance, la réalité de l'Alliance, en particulier de l’alliance noachide précitée, mettant en équilibre vis-à-vis de Dieu l'homme et tous les êtres vivants, c'est-à-dire notamment les animaux est fondamentale pour bien comprendre ce que doit être le lien de l'homme à la nature; l'Alliance doit être repensée dans un sens nouveau, et notamment dans celui d'une acceptation de l'évidence scientifique de l'évolution -comprise ici bien plus au sens chrétien de Teilhard de Chardin qu'à celui matériel de Darwin-, telle que l'a précisé le Pape Jean-Paul II devant l'Académie pontificale des Sciences (« L'Église devant les recherches sur les origines de la vie et son évolution », in : La Documentation Catholique, n° 2148, 17 novembre 1996, pp. 951-954), d'ailleurs d'une certaine façon dans le même esprit que Pie XII. Jean-Paul II affirmait ainsi qu'il n'y a plus d'opposition apparente entre l'idée d'évolution et la doctrine de la Foi, mais il faut surtout retenir du sens de son message que, comme l'a rappelé dans un article le philosophe Gustave Martinet : L’évolution apprend à le (l’être humain) saisir dans une continuité animale indéniable.
L'homme est un être vivant, il est donc lui-même un être animé, un animal sur le plan matériel, mais la transcendance, c'est-à-dire ce lien particulier unissant par delà l'Alliance Dieu et l'homme, plus que la conscience - qui peut être considérée certes comme faible mais réelle chez l'animal classique -, fait que l'homme est un animal particulier. L'homme est animal par sa nature, mais il est aussi divin par son essence, et c'est justement cette divinité qui l'oblige non seulement à respecter l'Alliance avec Dieu et avec les autres êtres vivants mais plus encore à respecter la nature, car, tout comme Dieu aime ses enfants, puisque, comme le rappelle Saint Paul dans sa première Epître aux Corinthiens, nous ne sommes que des petits enfants devant Dieu, l'homme doit aimer la nature. C'est là un acte difficile, l'imitation de Dieu étant difficile, voire inhumaine dans sa plénitude; c'est là un acte difficile car Dieu est Père, et comme Père domine l'homme, mais il est aussi Incarnation, par lors Fils, et en ce sens humain, tout comme il est Esprit, donc conscience responsable... L'homme est donc le maître de la nature, mais il en est aussi le dépositaire; mais il est aussi, de par son animalité, élément de cette même nature dont il dépend donc, dont il n'est qu'un élément parmi les autres, fondamental certes, mais qu'un élément. L'animalité terrestre de l'homme, et donc l'évolutionnisme, n'est d'ailleurs nullement en contradiction sous certains aspects - bien au contraire - avec le texte de la Genèse car, à y bien regarder, la hiérarchie temporelle des six jours de la Création n'est en rien contraire tant avec la théorie du Big Bang qu'avec le sens de l'évolution des espèces; en ce sens, je suis un créationniste théiste, distinguant la création matérielle de l'humanité du souffle de l'Esprit.
Saint Augustin lui-même ne soutint-il pas l’hypothèse de la double création de l’homme, homme corporel, animal, mais aussi homme spirituel, âme ? N’a t-il pas écrit, entre autres, qu’Adam eut un corps animal non seulement avant le paradis, mais encore après avoir été placé dans le paradis, bien que, selon l’homme intérieur, il fut spirituel à l’image de celui qui l’a créé (La Genèse au sens littéral, livre VI, XXVIII, 39) ? Pour ce Père de l’Église, il semblait en fait évident que puisque le premier homme fut un homme terrestre, son corps ne pouvait être qu’un corps animal (op. cit., VI, XIX, 30), s’appuyant pour affirmer cela non seulement sur les deux récits de la Création, mais aussi sur un passage de saint Paul relatif à la Résurrection (1 Co 15, 44-49). Il faut donc bien distinguer, à la suite d’Origène (cf. Origène, Homélies sur la Genèse, I, 13), l’homme intérieur, spirituel, invisible et incorporel (Gn 1, 26) de l’homme matériel, façonné à partir du limon (Gn 2, 7), Grégoire de Nysse ayant une interprétation très proche. Le point clé à retenir ne reste t-il pas que, dans sa propre nature, l’homme unit le monde spirituel et le monde matériel (Catéchisme de l’Église Catholique, point 355) ? L’oublier, ne serait-ce pas oublier l’humanité elle-même ?
En fait, le seul point de divergence entre l'évolutionnisme au sens strict et la Foi chrétienne se trouve dans la querelle entre les mécanistes et les finalistes; en effet, et là encore en accord avec le texte et la lettre de la Genèse, l'homme est la fin de l'évolution : pourquoi autrement comprendre que Dieu se reposa le septième jour, alors que toute puissance et créateur il ne devrait pas connaître la fatigue ? Dieu ne se reposa pas car il était fatigué, car Il ne se fatigue, ni se lasse (Is 40, 28), mais bien plus pour marquer l'arrêt qu'il s'est imposé dans sa Création, passant le relais à l'homme qui est de facto élevé au rang de finalité de la Création divine. Finalisme et évolutionnisme ne sont donc en rien contradictoires, tout comme l'animalité de l'homme ne contredit en rien tant la lettre de la Genèse que le dessein de Dieu qui est de tendre vers la perfection de sa Création. Ce lien de l'homme à la Terre dont il procède matériellement puisque modelé à partir de la glaise (Gn 2, 7) n'est-il d'ailleurs pas rappelé chaque Mercredi des Cendres par la formule Tu es poussière et tu retourneras en poussière, message s'adressant non pas à l'homme parcelle de Dieu, mais à l'animalité de l'homme, cette animalité imposant la mort terrestre, alors que sa divinité le conduit à la vie éternelle par l'espérance de la Résurrection.
Pour ce qui est de la forme de la création et de l'évolution, ne faudrait-il pas, avant toute interprétation, se souvenir que Dieu a créé pour l'univers les lois de la physique et de la chimie, dont découlent entre autres celles de la génétique ? Il ne pouvait donc échapper pour sa Création matérielle à ces (ses) lois. Donc, si la volonté de Dieu était bien de créer l'homme, fin de sa Création matérielle, il ne pouvait le faire directement, ni même par prédéterminisme absolu, d'où les différentes étapes de l'évolution et de la flèche de cette même évolution. Ceci explique à la fois les six jours, les diverses étapes de l'hominisation, les divers rameaux et surgeons de l'évolution, mais aussi l'épisode d'Adam chassé du Jardin d'Éden (Gn 3, 23-24). Si Adam est chassé du Jardin d'Éden, c'est parce qu'il est devenu image de la volonté primaire de Dieu, et surtout premier épisode de l'homme conscient, successeur de Dieu pour la suite et le service de la Création (Gn 3, 22). Avec Adam, Dieu a achevé son oeuvre matérielle, la faute d'Adam marquant la transition de l'animalité matérielle à la conscience organisée et créatrice.
L'évolution est en fait peut-être un nouvel élément de démonstration de l'existence de Dieu, car elle s'inscrit dans la logique du dessein de Dieu ; en effet, si Dieu avait choisi deux voies différentes, l'une pour le non humain, une autre pour l'homme, donc pour une même Création, il n'aurait pas été Dieu car il aurait alors créé des lois qu'il n'aurait pas respectées, ce qui est absurde. De plus, vue la multitude des êtres animés, qui sont liés par l'Alliance à Dieu, celui-ci aurait prévu une voie pour chaque objet de sa Création, ce qui aurait induit l'absence de toute loi de l'univers; or, Dieu, par sa position de Créateur, de Père de l'univers, étant Verbe, était donc logos, donc loi. Sans évolution, sans loi de l'univers, il ne peut y avoir Dieu. L'évolution est donc intimement liée à Dieu, car soumise à ses lois. La nature de l'homme est donc double : animale car matérielle, mais surtout divine car spirituelle, et c'est cette ambivalence qui le conduit certes à dominer la Terre, mais qui l'oblige aussi à l'aimer, à la servir, car il est lié à cette même terre dont il est issu, terre qu'il peut dominer comme achèvement de la Création divine primaire, mais qu'il ne peut ignorer car il est en à la fois fils et partie, qu'il doit aimer car divin, qu'il doit respecter car à la fois divin au sens transcendant et animal sur un plan biologique.....
Un dernier mot… Si l'on peut éventuellement tirer du darwinisme ou de sa postérité une quelconque idée d'existence d'un être supérieur ou de quelque chose d'approchant, cela n'a rien à voir avec Dieu ! Si l'on peut en tirer l'idée de l'existence d'une intelligence ordonnatrice supérieure à l'homme, cela n'a rien à voir avec Dieu ! C'est du panthéisme, c'est tout ce que vous voulez, mais ce n'est pas Notre Dieu !
Par contre, c'est une idée chère à certains des tenants du New Age. Mais il faut éviter de laisser croire que le New Age, basé sur la triple erreur d'un Dieu énergie universelle, de l'immanence intégrale et aussi parfois de la réincarnation, est l'avenir de l'homme, est chrétien, alors qu'il n'est dans les faits que remise en cause de la civilisation chrétienne, qu'artefact des idéologies de l'oligarchie - dont certaines étaient très chères à Darwin - et de la technostructure - là on est plus proche de Spencer, ou du moins de son école -, ainsi que tendance, le plus souvent inconsciente mais réelle, non pas à la préservation de l'univers dans son sens de fruit de la Création, mais à la dictature de la science omniprésente, donc en totale contradiction - malgré ses origines - avec une quelconque liberté de l'individu, tant au sens chrétien qu'au sens social du terme.
Maintenant, pour finir sur une boutade, mais qui est aussi une immense interrogation, à lire la Somme théologique (I, 72, rép.), saint Thomas d’Aquin ne serait-il pas le vrai père de la théorie de l’évolution ? N’écrit-il pas, notamment, en sa cinquième solution à la question L’œuvre du septième jour : Puisque la génération de l’un est la corruption de l’autre, il n’est pas contraire à la première institution des choses que la corruption des moins nobles engendre les plus nobles. En conséquence les animaux qui sont engendrés de la corruption des choses inanimées ou des plantes pourraient être engendrés alors. Mais ceux qui sont engendrés de la corruption d’animaux ne purent être produits alors qu’en puissance ? Teilhard de Chardin fils spirituel de Saint Thomas d’Aquin ? D’ailleurs, la lecture non avertie de la Somme contre les gentils ne peut-elle pas conduire aux mêmes risques d’erreurs que ceux dénoncés à propos de Teilhard de Chardin ?