Comme le disait Aristote, la philosophie commence lorsque les hommes s’étonnent de ce que les choses sont ce qu’elles sont (Aristote, Métaphysique, 983a13)… Jusqu’au XVIIIème siècle, on entendait par philosophie le savoir désintéressé, englobant toutes les sciences, et cherchant à proposer des solutions aux défis se posant à l’esprit de l’homme. Depuis, et sous l’influence de la Renaissance et du progrès technique, son objet s’est restreint pour réduire à la philosophie à la seule science de l’esprit de l’homme, et de ce que cet esprit peut connaître (P. Foulquié, Mémento de philosophie, Éd. de l’École, Paris, 1949, page 5) ; on peut ainsi lire dans l’Encyclopédie que le philosophe n’admet rien sans preuve ; il n’acquiesce point à des notions trompeuses ; il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux, ce qui n’est pas faux et serait même utile, s’il n’y avait exclusion de toute vraie métaphysique par enfermement de la pensée dans un matérialisme organique et une croyance en un déterminisme universel mettant en cause la liberté psychologique en faisant, à la suite de Condillac, dériver de la seule sensation les activités de l’esprit.
Or, si le postulat de Condillac n’est pas totalement faux dans sa forme première, si la philosophie est éternelle, elle est aussi fille de son temps, car créatrice de concepts. Le développement actuel de l’épistémologie marque ainsi un grand retour des sciences dans la philosophie contemporaine et modifie sensiblement notre vision du monde. La philosophie est en fait perçue aujourd’hui, comme le pensait Socrate, comme étant seulement la science du doute - même si ce doute ne doit pas conduire au pessimisme - et de la connaissance de soi, donc de son environnement ; mais elle est aussi comme le voulait Thalès la science de la recherche des causes premières et des solutions permettant d’assurer une adéquation idéale entre l’homme et la société où il vit, cette dernière dimension ayant malheureusement trop souvent été oubliée jusqu’aux dernières décennies. Il nous faut donc éviter de tomber dans le travers pessimiste d’Aristote qui voyait le début de la sagesse dans le fait de douter de tout et de tout le monde ; une telle approche de la philosophie, donc de la vision conceptuelle du monde, fondée finalement sur une absence permanente de confiance, ne peut conduire qu’à des relations sociales de tension, si ce n’est de crise ! La philosophie est une science humaine, et le retour contemporain à la philosophie morale - souvent influencée par la phénoménologie des temps passés - est le signe de la volonté de l’homme de chercher des réponses à sa réalité et à son environnement, non pas seulement technicistes, mais aussi intellectuelles, donc dépassement de Socrate et d’Aristote.
N’oublions pas ces mots terribles de Malraux qui caractérisent si bien la philosophie européenne de Socrate jusqu’à ces derniers temps : Pour détruire Dieu, et après l’avoir détruit, l’esprit européen a anéanti tout ce qui pouvait s’opposer à l’homme… (La tentation de l’Occident, Grasset, 1926, page 215 de l’édition de 1951) », car une civilisation de l’homme seul ne dure pas très longtemps (Psychologie de l’Art, La monnaie de l’absolu, II) ! Quelle dure vérité, de Socrate à Spencer… Et dire qu’il aura peut-être fallu attendre le très affabulateur Malraux et le très matérialiste – du moins en apparence – Sartre pour voir resurgir la véritable métaphysique et la véritable recherche des causes premières dans la pensée philosophique ! Un comble !
En ce sens, la philosophie n’est pas séparable de la réflexion de défense. En ce sens, la géopolitique, par sa fonction descriptive, doit être un outil moderne d’aide à la pensée politique. La géopolitique doit donc se concevoir autrement, même s’il ne faut pas oublier le facteur humain qui la ramène à l’ancienne géopolitique, donc à la nation en ce sens que celle-ci sublime le territoire.
Donc, tout comme l’émergence d’une nouvelle pensée stratégique est difficile, celle d’une nouvelle pensée géopolitique l’est tout autant du fait de l’exclusion dans la pensée contemporaine de l’idée de territoire. Ainsi, la défense de la France ne se fait plus sur son sol mais sur d’autres territoires, que ceux-ci soient réels ou virtuels, cette perte du lien charnel au sol, à la patrie, n’étant pas sans conséquences et sans liens avec les difficultés actuelles de la redéfinition de la stratégie.
Enfin, le dernier intérêt de la philosophie, par delà la connaissance des idées, des concepts ou des valeurs qui font ou défont les civilisations, tient en ce qu'elle permet d'apprendre à raisonner avec calme et à exprimer les idées, certes avec éloquence, mais surtout avec mesure et sobriété. On peut ici penser à l'exemple du plus grand des stratèges athéniens, Périclès, qui, fils de la philosophie, aura été un chef dans toute l'acceptation du terme.
J’ai évoqué la géopolitique… Apportons tout de suite une précision : même si elle en est proche, la géopolitique n’est pas la géographie politique ! La géopolitique est la mise en perspective des espaces et des territoires avec les enjeux et les volontés politiques ! Elle n’est donc pas forcément la réalité, et elle n’est surtout pas descriptive, car avant tout intuitive, subjective ! Mais sa difficulté tient en son incapacité à définir ses propres principes, ce qui fait qu’il y a aujourd’hui une véritable dérive du mot géopolitique qui est mis aujourd’hui un peu à toute les sauces, du fait même des géographes qui veulent l’accaparer, alors qu’elle relève plus de la science politique selon moi.
On rappellera ici que la géographie est tout à la fois une science de l’homme et une science de l’espace, étudiant la place et le rôle de l’homme dans l’espace qui l’environne. Les facteurs géographiques sont donc de deux ordres : des facteurs naturels et des facteurs humains, les deux par rapport au milieu. La géographie doit donc étudier les rapports homme-nature, tout en posant les problèmes d’utilisation de l’espace, problèmes opposant eux-mêmes deux facteurs différents : la prise en compte des facteurs physiques par rapport aux humains et les conflits d’intérêts. Cette dernière dimension est peut-être la plus proche de la géopolitique, mais elle n’est pas la géopolitique car elle est aussi aménagement du territoire, organisation administrative de l’espace, etc…, ce que n’est pas la géopolitique.
La géopolitique sert aujourd’hui d’abord à faire la paix, et si ses deux grandes lois sont toujours partiellement d’actualité, elles ne sont plus tout. La formule selon laquelle pour se développer, une structure doit conquérir une zone d'influence lui garantissant des matières premières ou des marchés commerciaux, tout comme elle doit avoir les moyens de sauvegarder ces acquis face à la convoitise des autres structures, d'où la nécessité d'une politique de défense cohérente reste valable, mais elle n’est plus seule, car la géopolitique est aussi au service de la paix ! Faire la paix… Donc dialoguer… Mais pour dialoguer, il faut connaître l’autre tout en se connaissant soi-même ; il faut connaître, sans concessions, sans se voiler la face… Mettre sur la table toutes les réalités, même ce qui déplaît, et ce de la part de toutes les parties.
La géopolitique n’est pas une fin. Elle est un outil. Par sa fonction descriptive, elle doit être un outil moderne d’aide à la décision, mais plus encore à la pensée – y compris philosophique, la philosophie étant la science des concepts – et à l’action. La géopolitique n’est donc pas immobile, pas figée, mais au contraire dynamique. Elle doit donc se concevoir autrement, même si il ne faut pas oublier que le facteur humain ramène imperturbablement à l’ancienne géopolitique, donc à la Nation en ce sens que celle-ci sublime le territoire. Donc, tout comme l’émergence d’une nouvelle pensée stratégique est difficile, celle d’une nouvelle géopolitique l’est tout autant du fait de l’exclusion dans la pensée contemporaine de l’idée de territoire, celle-ci n’étant pas le fait du seul Islam, très loin de là ; l’économie est le champ même de la déterritorialisation : mondialisation, globalisation, flux informels, …
Le nouveau rôle de la géopolitique est de prévoir les conflits potentiels, mais pas en regardant une boule de cristal : en regardant des faits, des cartes, des hommes… Elle est en fait anthropologie, car fondée sur l’analyse de faits quasiment ethnologiques pour étudier et prévoir le comportement humain en général, son objet étant tant de connaître l’autre que de se connaître… La géopolitique connaît en ce sens les mêmes difficultés que l’anthropologie, et notamment, de par son approche par le nous, elle se heurte à l’ethnocentrisme, et le géopoliticien, comme l’anthropologue, influencera les phénomènes qu’il observe, ne serait-ce que par les jugements et choix de valeur qu’il porte sur des faits concrets. Analyse et prévision sont donc les deux mamelles de la géopolitique. Et, du fait de ce que j’ai écrit précédemment, il faut rester humble en géopolitique ; il est nécessaire d’avoir une approche globale, la plus neutre possible, une approche non plus sectorielle… La géopolitique doit conduire à faire des choix, et non plus à adopter des demi-mesures, mais des choix basés sur du concret intégrant toutes les dimensions du monde, même les plus immatérielles, toutes les réalités du monde. Il faut voir le global et le local, car le jeu géopolitique dépasse la logique des blocs, des pouvoirs, tout en analysant les conséquences de ces logiques non sur des objets mais sur l’homme lui-même.
Finalement la vision du géopoliticien doit être optimiste et nouvelle, axée sur la vision de la paix qu’il peut aider à protéger et non plus sur les seuls aspects négatifs du monde… Mais pour cela, le géopoliticien se doit de se dépouiller de toute idéologie, d’être neutre… mais le parti même de l’optimisme n’est-il pas un choix a priori ?
Comme l’a écrit le général italien Carlo Jean en 1995, notre monde traverse depuis le début des années quatre-vingt un double processus : un processus d’intégration par l’économie et un processus de désintégration politique, et ce de manière tant mondiale que concomitante (cf. C. Jean, Geopolitica, Laterza, Rome/Bari, 1995). Cette simultanéité intégration/désagrégation est une nouveauté de notre temps, car jusqu’alors soit le politique et l’économique étaient liés, soit lorsqu’il y avait divergence entre ces deux processus, cela se faisait dans un sens particulier, un élément extérieur apportant la cause de la différenciation. Or, aujourd’hui, il n’est pas possible d’identifier un élément extérieur justificatif de cette divergence. Ni l’environnement, ni la religion, ni la géographie, ni la finance ne permettent de justifier par eux- et en eux-mêmes cet état de fait.
Il y a donc véritablement crise civilisationnelle, d’une dimension bien supérieure aux crises de la Renaissance et de la Réforme, car il y a divergence d’éléments jusqu’alors naviguant de pair. On est face à une catastrophe civilisationnelle et de la pensée !
Cela pose problème, car il s’agit désormais de trouver une nouvelle philosophie, les pensées et les concepts actuels n’étant plus suffisants pour expliquer un monde qui ne se conçoit plus en quatre mais en dix ou onze dimensions. Ce n’est cependant ni la mort de l’histoire, ni la mort de la philosophie. On est dans quelque chose d’autre : un véritable changement d’ère de pensée d’où l’homme ne sortira pas intact, soit en bien, soit en mal. Cela ne signifie pas que les concepts anciens soient dépassés, très loin de là, mais qu’ils doivent être repensés ou réactualisés, notamment en ce sens que certaines conceptions philosophiques trop vite rejetées sont peut-être bien plus modernes que l’on ne le croyait. Le retour à l’ésotérisme et au religieux est une traduction de ce fait, en ce sens que l’homme se cherche, mais aussi que ces sciences peuvent lui permettre de mieux comprendre sa place dans le monde.
En fait, la seule explication des disfonctionnements actuels viendrait peut-être du fait que l’homme s’est découvert comme n’étant plus le centre le monde. En accusant l’homme de pouvoir détruire la création, les écologistes – du moins certains écologistes politiques – ne relancent-ils pas le mythe de Prométhée, tout en replaçant eux-mêmes – sans le vouloir, mais de facto – l’homme au centre du monde puisque l’homme deviendrait le catalyseur de l’évolution ? Bref, n’y a-t-il pas contradiction essentielle au sein même de leur pensée ? Nous découvrons avec émotion que si l’Homme n’est plus (comme on pouvait le penser jadis) le centre immobile d’un Monde déjà tout fait – en revanche, il tend désormais à représenter, pour notre expérience, de la flèche d’un même Univers en voie, simultanément, de « complexification » matérielle et d’intériorisation psychique toujours accélérée. Ces mots posthumes de Pierre Teilhard de Chardin dans La Place de l’Homme dans la nature sont ici prophétiques (P. Teilhard de Chardin, La place de l’homme dans la nature. Le groupe zoologique humain, Albin Michel, 1956) …
Toute l’ancienne philosophie est d’une certaine manière morte avec la seconde guerre mondiale, ce qui n’est pas forcément un mal, et une nouvelle doit naître, est dans les douleurs de l’enfantement, devant répondre aux interrogations d’un monde non plus anthropocentré, non plus à quatre dimension mais tout autre. Le monde d’Hésiode, de Démocrite, d’Héraclite, de Socrate, de Platon, d’Aristote, de Thomas d’Aquin est mort ! Celui de Descartes, de Pascal, de Leibniz, de Kant, de Nietzsche est mort ! Leurs idées ne sont donc plus totalement vraies car fondées sur du faux ! C’est surtout le doute permanent insinué dans les esprits qui doit disparaître, non pas qu’il faille supprimer le questionnement – bien au contraire –, mais il faut aussi croire en ce que l’on dit et surtout ne plus chercher, par un quelconque jeu dialectique, seulement à détruire l’autre en se détruisant soi-même ! Mais cela ne veut pas dire non plus qu’il faille les jeter à la poubelle, très loin de là… Notons par contre, qu’à l’imitation des grands philosophes et à contrario de ces derniers années, la philosophie - et la géopolitique - se doit désormais d’être à nouveau universelle, tant mathématique et physique que littéraire.
Nous avons parlé de place de l’homme dans le monde. Cela est décisif. Car désormais l’homme cherche non seulement à se connaître, mais aussi à comprendre sa place dans le monde qui l’entoure, sa place dans l’univers, et là encore le religieux ne peut que revenir en force, car donnant à l’homme face à Dieu dans la Création, elle lui apporte des solutions, des réponses, que celles-ci soient vraies ou fausses. L’homme dans le monde qui l’entoure… La finalité de l’homme… On nage ici en pleine philosophie, mais on est aussi proche de la géographie, de la psychologie, mais aussi proche de l’écologie, de cette science des êtres vivants dans le milieu qui les entoure. On est aussi proche de l’anthropologie, cette science qui permet à l’homme, par la connaissance de son comportement, d’en apprendre tant sur l’autre que sur lui-même…Et c’est là que la géopolitique est une science d’actualité, en ce sens qu’elle cherche à comprendre en quoi les attitudes politiques globales sont influencées par le milieu physique…
La géopolitique est donc une science actuelle, mais qui ne doit pas être prise comme ce fut trop souvent le cas comme isolée, mais en union avec l’anthropologie et l’écologie qui en sont à la fois partie et extérieur. Pourquoi ces trois sciences ? Tout simplement peut-être parce que ce sont les trois sciences majeures de l’interrelation entre les êtres vivants, permettant également d’introduire et de comprendre d’autres sciences telles que la biologie, la botanique, l’astronomie, …
Donc, plus qu’une voie de puissance, pour reprendre les mots du général Pierre Gallois, la géopolitique est une voie de connaissance, et par là même de compréhension, donc de décision… La géopolitique doit donc être dépouillée de ses oripeaux passés, de sa seule perspective militaire ou guerrière pour être aujourd’hui universelle ! Et c’est pourquoi la géopolitique sera ici conçue comme la science de l’homme dans la biosphère, prise au niveau politique et institutionnel, mais aussi des relations sociales et avec le milieu environnant.
La géopolitique est la fille du XIXème siècle. Elle est d'abord une pratique : celle de la réalité des peuples et des États. Elle est ensuite une méthode. Elle intègre des éléments venant de l'histoire, de la géographie, de la sociologie, de l'économie, de la philosophie, etc… Enfin, plus qu’une science, la géopolitique est une spéculation fondée sur des faits, mais aussi sur des choix… Elle est donc plurielle.
Voici plus de vingt ans, Yves Lacoste affirmait que la géopolitique servait avant tout à faire la guerre (cf. Y. Lacoste, La géographie ça sert à faire la guerre, Maspero, Paris, 1976) ! Si ce constat a été une réalité pendant longtemps, il n'est plus totalement exact, d'autant plus que la géopolitique est aujourd'hui tant externe qu'interne. De plus, les réponses militaires classiques ne sont plus applicables à toutes les situations, à toutes les menaces, à tous les risques. L’épisode du 11 septembre 2001 est là pour le démontrer, et rien ne tend à prouver l’efficacité de la réponse militaire en Afghanistan, même ponctuellement dans la lutte contre le terrorisme…
Le rôle nouveau de la géopolitique est plus de proposer des solutions, d'aider à faire la paix, que celle ci soit internationale ou sociale. Ceci impose d'avoir une approche globale et non plus sectorielle, temporelle et non plus limitée. Il faut faire des choix et non plus adopter des demi-mesures, mais des choix basés sur du concret, intégrant toutes les dimensions du monde et de la société, donc sur une vision nouvelle.
On notera enfin que les phénomènes et les analyses géopolitiques sont applicables et transférables non seulement aux États ou aux blocs, mais aussi à toutes les structures humaines. On peut ainsi dire que d’une certaine manière les mêmes « règles du jeu » régissent les relations humaines, que ce soit à l’échelle de la planète à celle de la cité de banlieue ; et une telle approche permettra de mieux comprendre les phénomènes contemporains de fracture sociale…
Selon Bruno Latour, la société contemporaine n’aurait jamais été moderne, et il n’est pas impossible de l’interpréter au regard des schémas classiques... ; il développe en particulier cette idée in : Politiques de la nature, La Découverte, Paris, 1999, et surtout in : Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, La Découverte, Paris, 1997, 2ème éd. Certes, le global efface l’international et le national, tout comme la mondialisation efface le territoire ; il y a une crise sémantique et remise en cause des concepts philosophiques, géopolitiques et géostratégiques traditionnels.
De ce fait, notre société que l’on pourrait qualifier d’évolutive serait un modèle inédit regroupant aussi bien des caractères de société archaïque que de société médiévale, baroque, moderne ou post-moderne. Ainsi, l’émergence de caractères médiévaux ou baroques est un élément majeur à retenir. Avec le retour au médiéval par la dialectique du fini et de l’infini, de l’interne et de l’externe, l’évolution des modes de communication, avec le retour au baroque avec la dialectique de l’homogène et de l’hétérogène, une relation au temps à la fois prospective et historique, on peut constater un retour de l’influence des modèles néo-stoïciens latins, et en particulier de la vision du monde qu’avaient Épictète ou Cicéron, notamment dans la perception du droit et de la nature. Il n’y a donc pas de modèle de crise, mais d’une certaine façon crise des modèles…
Notre société se trouve aujourd’hui à un point de conjonction de son évolution que l’on pourrait, comme cela a déjà été dit, comparer à la phase de transition entre le bas Moyen Âge et la Renaissance, à la recherche d’un équilibre - d’où la crise de croissance plus que de confiance de la société actuelle - qui la conduira vers un équilibre des relations et des activités humaines dans un respect mutuel.
Il ne s’agit pas là d’une utopie, même si ces équilibres sont à rapprocher des modèles idéalisés par ceux que l’on appelle les Utopistes, mais le fruit d’une longue évolution lancée voici plusieurs siècles, avant la rupture de la Réforme et de la Renaissance.
Lorsque André Malraux proclamait que le XXIème siècle serait spirituel ou ne serait pas, il pensait bien au spirituel et non pas au religieux comme beaucoup l’on dit à sa place, la difficulté étant d’intégrer cette dimension spirituelle dans un monde pluriel, donc de modifier des habitudes de travail et de relations sociales à un modèle de société qu’il faut adapter et non pas briser. Il est d’une certaine manière rassurant de constater que notre civilisation actuelle ne donne pas naissance à une nouvelle approche philosophique mais ne fasse que reprendre des concepts anciens, puisque l’histoire démontre que l’émergence de chaque concept philosophique nouveau aura été concomitante avec une phase de décadence.
La vertu de nos sociétés contemporaines est donc, tout en progressant, de continuer à faire du neuf avec du vieux, assurant ainsi une continuité qui lui a peut-être manqué dans les siècles passés… Deviendrait-on sages et raisonnables, malgré les apparences ? A-t-on finalement réussi à réconcilier la foi au sens large et la raison au sens large ? Atteint-on enfin un point d’équilibre entre la nature et l’homme ? Va t-on enfin non plus détruire mais continuer ?
Et cette idée d’équilibre n’est pas nouvelle ; elle n’est même pas moderne et se retrouve chez de nombreux auteurs anciens, et en particulier dans la théorie du juste milieu défendue par Alphonse de Liguori, entre laxisme et rigorisme, et défendant la nécessaire harmonie entre les principes de vérité, de conscience et de liberté. De même, la pensée scientifique de Paracelse se fondait sur la subtilité de l’équilibre entre les substances, alors que Leibniz développa une théorie de balance de la paix fondée sur le rapport puissance/sagesse. Tout comme, la vision thomiste des vertus de la conscience et de la vérité, l’homme étant conçu comme un être destiné par nature à vivre en cité - comme le pensait d’ailleurs Aristote avant lui - fonda une loi naturelle de la morale basée sur la raison et sur l’équilibre des inclinations…
Reste que les hommes ont souvent tendance à oublier le passé, celui-ci n’étant pas là pour nous dire ce qui doit être fait mais bien plus pour nous signaler ou nous alerter sur ce qui ne doit pas ou plus être fait… Et là, on peut relire saint Thomas d’Aquin : bien commun, solidarité, subsidiarité… L’histoire de philosophie reste donc bien d’actualité…