« (…) Les théologiens (…) ont formulé un certain nombre d'enseignements pour aider les individus à discerner quel était leur devoir dans une situation donnée ; ces règles de comportement ont été progressivement synthétisées dans ce qui est devenu la théologie de la guerre juste ; celle-ci devint une grille de lecture de plus en plus précise de situations de violence. Elle permit à la conscience de juger de sa responsabilité face à une situation en analysant ses diverses composantes, et de la juger en se référant aux valeurs supérieures que propose l'Église. » (extrait d'une conférence prononcée par le Père J. Joblis au Centre Saint-Louis-des-Français à Rome en avril 1999, in : La Documentation Catholique, n° 2206, 20 juin 1999).
Ont pris la succession de ces théologiens, ont relancé cette théologie ces Papes modernes et ces nouveaux Papes qui redonnèrent priorité à la paix : Pie IX, Benoît XV, Pie XI, Pie XII, Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul II, imperturbables, parfois incompris, souvent insultés comme Benoît XV, le « Pape boche » des français et le « Pape français » des allemands pendant la première guerre mondiale, Pie XII, le « Vicaire insensible et complice des nazis » des communistes, Jean XXIII, le « Pape communiste » et Paul VI, le « Pape qui abandonne tout » des conservateurs, alors que leur seul souci fut la paix, la paix avant tout !
Souvenons nous aussi de l’exclamation sidérante dans une bouche catholique du prédicateur de l’église de la Madeleine dans un sermon du 1er août 1917 en réponse aux appels à la paix lancés par Benoît XV : « Très saint Père, nous ne pouvons retenir pour l’instant vos appels à la paix. » Au cœur du premier conflit mondial, du haut de la chaire, un homme d’Église déclarait que la paix n’était pas l’urgence mais, sous entendu, la poursuite de la guerre et la victoire. Il serait cependant naïf de considérer ce refus comme purement et simplement anti-chrétien ; la réalité de la guerre et de la paix est beaucoup plus complexe et c’est justement cette complexité que prend en compte l’expression paradoxale de guerre juste.
Faisant la synthèse de cette tradition et de ce mouvement toujours vivant, Monseigneur René Coste a bien mis en évidence dans son Théologie de la paix (Paris, Cerf, 1997, pp. 185-196) les quatre critères éthiques ayant justifié le basculement actuel de la guerre juste à la juste défense, cette volonté de tendre, dans une théologie de la paix renouvelée, vers l'effacement de la guerre, … fut-elle juste… :
- la paix est la norme de la vie en humanité ;
- la guerre est irrationnelle ;
- la guerre est un mal profond ;
- la justice est la dimension fondamentale de la paix.
Ces propos sont à bien situer dans le cadre d'ensemble de son chapitre VI relatif à la paix au cœur de l'éthique. On peut se référer également à l'ouvrage Les dimensions sociales de la foi (Paris, Cerf, 2000) du même auteur, et en particulier à ses pages 361 à 368 qui doivent elles aussi se resituer dans la perspective de l'ensemble du chapitre VIII relatif à la paix.
La guerre est irrationnelle ! Comme le disait Jean-Paul II à l'occasion de la Journée mondiale de la Paix le 1er janvier 1982, « la guerre est le moyen le plus barbare et les plus insuffisant de résoudre les conflits », insistant encore sur cette irrationalité dans son message du 1er janvier 1984 par ces mots : « La guerre est en soi irrationnelle et le principe éthique du règlement pacifique des conflits est la seule voie digne de l'homme. »
La guerre est un mal profond : elle est contraire à la volonté de Dieu. On retrouve ici Saint Augustin, et Jean-Paul II qualifie ainsi la guerre de « structure de péché. »
La guerre est donc péché, mais elle n'est pas fatalité ! Et c'est en ce sens que la riche théologie catholique du péché devient théologie d'espérance, car qui dit péché dit aussi liberté et responsabilité pour lui échapper ! D'ailleurs, la jonction théologie du péché et théologie de l'espérance, c'est aussi chez saint Augustin…. Souvenons-nous que pour Saint Augustin, la guerre est « une plaie », une « vraie misère. » Pour lui, celui qui « n’est pas touché du malheur de la guerre est d’autant plus malheureux qu’il a perdu tout sens humain. » On n’est pas très loin de la conception de Pindare, tout comme l’influence d’Aristote est partiellement visible. En fait, comme le dit saint Augustin dans La Cité de Dieu, les guerres sont les grands jeux des démons, les hommes leurs fournissant alors « de beaux spectacles et de riches festins » (De Civ. Dei, 3, 18).
Et il n'y a pas fatalité de la guerre, comme il n'y a pas de fatalité du péché ! En ce sens, la vision de l'Église se rapproche de la vision onusienne, vision qui est elle-même fille d'une réflexion impulsée par le Père Taparelli d'Azeglio, le seule guerre admise ici étant le principe de légitime défense, tel que posé, défini et tempéré à l'article 51 de la Charte des Nations unies. La juste défense est donc avant tout collective, dans la solidarité des peuples et des nations, et visant à supprimer la guerre ! C'est parce que l'homme est marqué par le péché de la préférence de soi, qui est au fondement de tous les péchés, qu'il tombe dans le piège de la guerre qui n'est autre que la tentation d'obtenir par la force d'autrui ce que l'on aimerait qu'il nous donne, ou prendre par la force à autrui ce qu'on lui envie ou dont on a envie. La guerre procède donc d'une volonté malsaine de détruire ce qui est autre car cet autre n'est pas conforme à nos objectifs, ne se soumet pas à notre volonté ; mais se pose aussi la question, qui est au cœur du débat sur la guerre juste et plus encore de celui sur la juste défense, ce s'opposer à cet autre qui serait nuisible, voire mortellement dangereux. Et c'est là que l'idée de justice s'impose dans le débat…
Saint Augustin rappelait qu’un acte bon ne peut se faire par des moyens mauvais, être méchant contre le méchant rendant soi-même méchant : « Tu le condamnes et tu fais comme lui ? Tu veux par le mal triompher du mal ? Triompher de la méchanceté par la méchanceté ? Il y aura alors deux méchancetés qu'il faudra vaincre l'une et l'autre » (Sermon CCCII )…
Enfin, la justice est la dimension essentielle de la paix, car l'objectif du chrétien n'est donc pas la destruction mais la construction puisque celui-ci, fondé sur la justice, doit être positif et axé vers l'espérance.
Ces critères éthiques correspondent aux conditions de la paix posées par le bienheureux Jean XXIII. Et, dans son message pour la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2003 (Message pour la célébration de la Journée mondiale de la Paix (Pacem in Terris, un engagement permanent), 1er janvier 2003, point 3), Jean-Paul II a ainsi rappelé les quatre conditions de la paix telles que posées par Jean XXIII :
- la vérité, car elle est le « fondement de la paix si tout homme prend conscience avec honnêteté que, en plus de ses droits, il a aussi des devoirs envers autrui » ;
- la justice, car elle est source de l'édification de la paix « si chacun respecte concrètement les droits d'autrui et s'efforce d'accomplir pleinement ses devoirs envers les autres » ;
- l'amour, car il est « ferment de paix si les personnes considèrent les besoins des autres comme les leurs propres et partagent avec les autres ce qu'elles possèdent, à commencer par les valeurs de l'esprit » ;
- la liberté, car elle est nourriture de la paix si « dans le choix des moyens pris pour y parvenir, les individus suivent la raison et assument avec courage la responsabilité de leurs actes ».
Jean XXIII posait donc bien les conditions de la paix dans le tréfonds même de la conscience humaine, faisant appel à l'esprit de chaque homme, lui rendant ainsi son individualité et son unicité en tant que personne libre mais aussi responsable.
Par delà ce qui précède, on notera que Jean Paul II insiste à de nombreuses reprises dans ses messages à l’occasion des Journées mondiales de la Paix, sur la nécessité de l’éducation comme source de la dite Paix, rejoignant ainsi Clément d’Alexandrie qui écrivait que c’est l’éducation, non la nature, qui le plus souvent rend vertueux (Stromates, I , 6).
Rien de nouveau finalement, car ces critères sont traditionnels depuis saint Augustin, si ce n'est qu'il sont enfin mis en perspective. Ce qui est nouveau, c'est la vision nouvelle ouverte par Jean XXIII, puis Jean-Paul II, dans la suite de l'influence de Taparelli d'Azeglio depuis Pie IX. La vision est inversée, sans rupture cependant, par évolution positive, car la théologie de la paix ne cherche plus seulement à encadrer la guerre, à la limiter, à la rendre plus juste et plus humaine ; elle est désormais critique radicale de la guerre, et cela conduit à réinterpréter la doctrine de la guerre juste qui n'est plus guerre mais résistance collective contre l'agression, ce qui est tout autre chose ! Néanmoins, l’élaboration de cette doctrine a parfois donné lieu à certains excès, par exemple lors de la Guerre d’Algérie, certains y voyant une justification du terrorisme aveugle… Et il est bien évident que cette idée même de résistance doit être encadrée éthiquement afin de ne pas ouvrir une boîte de Pandore permettant de tout justifier.
Cette théologie de la juste défense n'est pas recul mais progrès, insistant sur le refus des motivations idéologiques ou d'intérêts, sur le principe de la solidarité internationale, etc…, la guerre ne devant en aucun cas être jugée comme nécessaire. Elle n'est qu'un ultima ratio, jamais une carte blanche comme l'écrivait Karl Barth. Elle ne peut donc s'inscrire que dans une logique de détresse, comme le disait Paul Ricoeur, et l'on rejoint ici à nouveau saint Augustin. Et c'est pour cela que l'on parle désormais plus de juste paix que de guerre juste et que se substitue à cette dernière l'idée de juste défense qui devient son héritière, ce qui interdit toute glorification de la guerre et admet la volonté de proclamer, comme le demande le Père Christian Mellon, que seule une perspective strictement défensive est désormais admissible, la justice ne se trouvant que dans la paix !
En fait, avec Jean-Paul II, une boucle est fermée, et l'on en revient à la vision pacifique des premiers Pères, et en particulier de saint Augustin, en finissant avec plus de dix siècles de dérives qui ont nuit à l'Église… La paix est à nouveau au cœur de la théologie ! Et tant Benoît XVI que François ont confirmé et confirme cette démarche de retour à une théologie de la paix !
Pour finir, rappelons que dans la foulée de Jean XXIII et de Paul VI, Jean-Paul II a fait des institutions internationales la clé de toute solution aux problèmes de paix ou de guerre. Le Pape Paul VI avait ainsi insisté dans tout son message sur cet impératif de rechercher avant tout la paix. Il suffit pour s’en convaincre de relire son Encyclique oubliée « Au nom du Seigneur, Nous crions : "Arrêtez !" » du 15 septembre 1966. Et il a posé des bornes indépassables par le chrétiens : « Les États ne doivent pas se faire la guerre mais au contraire conjuguer leurs efforts pour faire la paix ; La guerre est un fléau épouvantable ; Il vaut mieux régler un conflit avec quelque inconvénient ou désavantage que de se lancer dans la guerre ; Le devoir du chrétien et de l'Église est avant tout de rechercher la paix, en particulier par l'intercession de la Vierge Marie. »
Bien que proches de nous, combien ces paroles sont oubliées ! De même, depuis l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII, les chrétiens devraient clamer « Si tu veux la paix, prépare la paix » parce que la paix ne se résume pas à l’absence de guerre, parce que le développement est le nouveau nom de la paix. Et tant que tous les États et que tous les hommes ne se seront pas engagés sur le chemin du développement juste pour l’ensemble de l’humanité, il y aura toujours difficulté à parler de guerres justes. Que le développement soit le nouveau nom de la paix, les chrétiens ne le découvrent pas dans une lecture politique ou idéologique, mais dans l’intimité de celui qui, « Prince de la paix », a donné sa paix et ouvre le temps messianique de la « Paix sur notre terre humaine. »
Conséquence : toute tentative de la part d’un État quelconque visant à instrumentaliser l’ONU ou à bloquer son fonctionnement est désormais considérée par l’Église comme une véritable atteinte à la paix, même si cette violation potentielle ou réelle du droit international n’est pas en elle-même une cause de guerre…
« La guerre est toujours une défaite pour l’humanité. » (Jean-Paul II, pape, en 2003 ; François, pape, en 2013)…