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31 mars 2010 3 31 /03 /mars /2010 15:22

Avant même d’évoquer une quelconque notion, il nous est nécessaire d’insister sur certains éléments de vocabulaire. En effet, il y a très souvent confusion dans le langage courant entre trois pratiques scientifiques, certes voisines, mais néanmoins distinctes : l’ethnographie, l’ethnologie et l’anthropologie. Il est donc nécessaire en préalable à toute présentation, même sommaire de l’anthropologie, de bien définir chacun de ces vocables.

L’ethnographie est la base de travail de l’anthropologue. Il s’agit du travail sur le terrain, de l’observation pure et simple. Bref, l’ethnographie, ce sont les faits, rien que les faits ! Cette notion a commencé à émerger véritablement au XIXèmesiècle, même si certains auteurs anciens, tel Hérodote d’Halicarnasse, peuvent être qualifiés d’ethnographes avant l’heure. Et pas toujours besoin d’aller très loin pour trouver ces faits ; ainsi, l’une des sources les plus surprenantes, mais finalement les plus logiques, de l’ethnographie française est elle constituée par les rapports de Gendarmerie, y compris par la simple analyse du vocabulaire et des tournures de phrase qu’ils contiennent. Pour sa part, l’ethnologie est une science, une science de l’interprétation ; elle consiste en l’élaboration de discours et d’analyse sur une société donnée, tenant compte des données de l’ethnographie. Quand à l’anthropologie, objet de la présente leçon, elle est la science du comportement en général, son but étant finalement d’en apprendre plus que sur l’autre sur nous mêmes….

Mais, du fait même de cette approche du nous, la principale difficulté à laquelle se heurte l’anthropologue tient en l’influence de l’ethnocentrisme. En effet, même à son insu, l’observateur ou l’analyste influence tout phénomène qu’il observe. Ainsi, un ethnographe peut-il très facilement perturber, de par sa seule présence ou de par ses propres attitudes, la vie sociale d’une ethnie ; de même, l’anthropologue peut être amené à interpréter selon des critères propres à sa société ou à son éducation des faits sociaux qui lui sont externes. Il faut donc toujours chercher lorsque l’on aborde l’anthropologie à se débarrasser de son propre conditionnement, celui-ci pouvant, de par son inobjectivité inévitable, déformer l’observation et l’interprétation. Et Dieu sait si l’ethnocentrisme a eu dans l’histoire des conséquences négatives, ne serait-ce que sur les populations elles-mêmes – acculturation (processus ou phénomène par lequel un groupe humain assimile tout ou partie des valeurs sociales ou culturelles d'un autre groupe humain), mythe du cargo, etc…-, ou encore sur la positionnement de l’homme européen vis-à-vis d’autres civilisations – idées de barbarie, de racisme, etc…-. Mais, il ne faut pas cependant se dépouiller totalement de sa propre identité, car, face à la diversité des sociétés humaines, il faut toujours trouver un équilibre, l’acculturation pouvant être due à une ouverture trop rapide sur un monde autre, et ce dans les deux sens, y compris le rejet de sa propre société ! Et c’est pourquoi, depuis 1920, il est de plus en plus tenu compte de l’inconscient en anthropologie, car celui-ci influe en permanence sur les attitudes, et c’est cette prise en compte qui a donné lui à l’émergence de la grande théorie actuelle, celle du structuralisme.

Et puisque nous parlons de sociétés, le vocabulaire utilisé en anthropologie n’est-il pas déjà un jugement de valeur a priori ? On parle ainsi, pour les sociétés différentes des nôtres, de sociétés primitives – ou premières -, archaïques et traditionnelles. Pourtant, chacune de ces notions correspond à un stade et à une attitude ethnologique. Ainsi, la société primitive est-elle la conception la plus générale, et la plus éloignée de notre modèle sociale, même si elle tend aujourd’hui à disparaître au profit de l’idée de société première, du fait du caractère péjoratif porté par le mot primitif. Société archaïque revêt à peu près le même sens, et ce vocable est lui aussi de plus en plus abandonné, mais pour une autre raison ; il est en effet lié aux théories de l’évolutionnisme social et induit tout à la fois une notion d’infériorité et une notion de progression selon le seul modèle occidental. Et c’est pourquoi on utilise principalement aujourd’hui la notion de société traditionnelle, c’est-à-dire de société basée à la fois sur la tradition et sur la permanence. Cette notion, beaucoup plus juste, et surtout plus neutre, permet d’étudier ainsi des sociétés existant jusqu’au sein même de nos sociétés occidentales, et ce à la fois dans le temps et dans l’espace.

Arrivons en maintenant aux grandes théories anthropologiques. Il est patent qu’à de rares exceptions près, dont Hérodote d’Halicarnasse ou encore Las Casas avec sa Leçon sur les indiens, rien n’a été fait en la matière jusqu’aux XVIIème/XVIIIème siècles, et ce tant en ethnologie qu’en anthropologie. Et cela est compréhensible en ce sens que le désir de comprendre l’autre, ou du moins de l’analyser, est né des grandes périodes de colonisation, le plus souvent, bien évidemment, à des fins politiques et/ou pratiques. Peu de sentiment ou de volonté purement scientifique dans les premières approches de la science anthropologique…

C’est donc le refus de voir l’autre qui a prévalu pendant longtemps.

Pour prendre l’antiquité, force est faite de constater que la société antique est avant tout une société bloquée, ce qui peut surprendre certains, notamment lorsque l’on pense à Rome qui avait absorbé politiquement de nombreux peuples, parfois forts éloignés sur le plan culturel. Ceci peut cependant se comprendre en ce sens que cette absorption était avant tout politique et économique, et non pas culturelle ou religieuse, ce qui explique qu’hors les guerres – très nombreuses – il y eu finalement assez peu d’ethnocides. Et il est d’ailleurs savoureux de constater que si il y a eu un grand phénomène d’acculturation dans l’antiquité – et encore de manière assez partielle – celui-ci concerna Rome elle-même, Rome étant acculturée par la Grèce. Comme le disait Horace, la Grèce a colonisé son vainqueur !

Il y avait en fait fort peu d’intérêts à l’étude et à l’observation des sociétés, tant que celles-ci restaient soumises et productives… Néanmoins, comme cela a déjà été dit, un grec, Hérodote d’Halicarnasse, aura été le premier ethnologue de l’histoire, car, dans ses observations rapportées dans L’Enquête, il n’a jamais introduit de jugements d’ordre moral, notant le vécu ordinaire, s’intéressant au discours et au geste, signalant lorsque certains faits qu’il rapporte n’ont pas été constatés par ses yeux ou démontrés par des sources dignes de foi. Malheureusement, Hérodote n’eut pas de continuateurs, ce qui fait que nos sources externes relatives aux sociétés de l’antiquité sont assez faibles ou très ponctuelles. Rome elle-même n’a pas donné lieu à une réelle anthropologie, malgré l’immensité et la durée de son imperium. Et seuls deux auteurs latins nous proposent des informations proches des sciences qui nous intéressent ici. Le premier est Jules César, avec La guerre des Gaules, où il  apporte des observations, notamment sur le système matrilinéaire de certaines peuplades gauloises ou germaines, bref le système matrilinéaire celte ; le second est Tacite, avec son ouvrage De la Germanie. Mais ce furent plus des auteurs historiques, voire même apologétique dans le cas de Jules César, que de véritables scientifiques.

Arrivons en maintenant au Moyen-Âge. On peut constater que la période courant du IVème au IXème siècle aura été une vaste période d’acculturation entre les populations romaines, romanisées et celtes, d’un côté, et les populations dite barbares d’un autre. Ceci allait donner naissance à une culture mixte, celle du Moyen-Âge chrétien, culture cimentée par le christianisme. Mais cette acculturation devait déboucher sur un blocage total vis-à-vis de l’autre, d’où le Moyen-Âge féodal qui, sociologiquement, peut se définir par une rétractation sur soi-même, ainsi que par une forte influence de l’Église, seul ciment social réel.

On trouve cependant quelques attitudes contraires à cette attitude de renfermement, et en particulier avec l’épisode des Croisades, même si leur influence fut limitée. En fait, la seule influence réelle des Croisades aura été un renouvellement du christianisme aux XIIème et XIIIème siècles, avec un passage du théocentrisme au christocentrisme, d’où une certaine humanisation de la religion. On peut aussi relever l’existence des voyages de Marco-Polo dont le retentissement fut important, même si il est à déplorer dans la relation de ces voyages l’introduction de passages pour le moins farfelus destinés à fasciner le lecteur, d’où l’impérieuse nécessité d’une certaines prudence lors de la lecture de ces relations.

C’est avec la Renaissance que devait s’amorcer un changement. Il y a amorce d’un changement d’attitude par rapport à l’autre, par rapport à celui qui est différent. Et la, on peut en trouver une raison concrète, bien matérielle : la colonisation, qui allait entraîner des rencontres et l’établissement d’échanges réels, même si ils ne furent pas toujours équilibrés, avec des gens autres, des gens différents. Au contact de ces civilisations inconnues, il allait se produire un changement des attitudes mentales, poussant la pensée à s’orienter plus vers l’exploration du monde concret que vers des finalités métaphysiques. Il y a dès lors essor scientifique au sens moderne du mot. Bien évidemment, cette transformation des modèles de pensée allait induire à une diminution partielle de l’influence de l’Église en politique, même si cette influence reste réelle, et plus encore, mais plus à terme, à la rupture de cette Église, avec l’épisode de la Réforme.

Pour l’homme de la Renaissance, le sauvage, l’homme de ces terres nouvellement découvertes, apparaît sous des traits contrastés et sous une image fausse ; il y a superposition de l’assimilation de ces populations à des animaux fabuleux et de l’idée du bon sauvage. On peut repenser ici à ce que l’on appelle aujourd’hui la querelle de Valladolid ! Ce bon sauvage serait en fait le reflet d’une époque primitive de l’humanité, celui de l’Âge d’or ; ce serait l’homme à l’état de nature, voire même d’avant le péché originel, bref un homme meilleur ! Mais cette image du bon sauvage, chère aux humanistes, est différente de celle qu’en a l’Église ; pour l’Église, le bon sauvage est le sauvage converti, et ces sauvages seraient des hommes ayant mal évolué, même si ils ne sont pas perdus car ayant la possibilité de se convertir. En effet, pour l’Église d’alors, la seule base de référence est encore la tradition léguée par les Écritures saintes, et plus particulièrement en l’espèce l’interprétation des textes de l’Ancien Testament. C’est ainsi que se développe une idée de migration de peuples, des tribus juives ayant pu passer en Amérique du sud. Mais même l’Église est divisée sur ce point, étant pour partie tenante d’une idée évolutionniste, pour partie tenante d’une attitude comparatiste.

Tout ceci allait aboutir à l’établissement d’une hiérarchie très stricte entre les peuples. Ainsi, plus il existe de différences entre les populations rencontrées et l’Occident, plus ces populations sont considérées comme ayant mal évolué, et donc comme décadentes. On distingue ainsi les proches de l’homme blanc et les autres. Néanmoins, il ne s’agit pas encore d’une théorie à proprement parler raciste puisque le sauvage n’est pas condamné à cette fatalité : il y a un échappatoire, celui lié à la perte de sa spécificité ethnique par la conversion au christianisme. Il y a donc condamnation, mais assortie d’une possibilité de conversion ! C’est ceci qui est à l’origine de beaucoup des syncrétismes sud-américains, c’est-à-dire de ces mélanges de christianisme et d’anciens cultes toujours vivants.

Dans tous les cas, ce dialogue avec et sur les sauvages fait qu’il y a à la Renaissance coexistence d’une multitude d’images du dit sauvage : le sauvage supérieur des philosophes, le sauvage moyen de l’Église, le sauvage inférieur, assimilé à un animal, du peuple. Toutes ces perceptions ont elles disparu totalement de nos jours ?

Le XVIIème siècle ne connaîtra qu’une simple accentuation de certains phénomènes. En effet, la multiplication des voyages et des explorations devait faire apparaître une diversité des cultures plus grande que celle prévue, ce qui allait avoir pour conséquence une nouvelle baisse de l'influence de l'Église en anthropologie, par annihilation de la théorie de la migration de tribus juives vers l'Amérique du sud. La diversité humaine sera désormais plus expliquée par des conditions matérielles que par des concepts historiques et/ou religieux; et c'est dans cet esprit nouveau qu'allaient émerger des théories nouvelles, telle celle des climats chère à Montesquieu. Sans en trouver les causes, on se met en fait en quête des raisons de la diversité humaine. Malgré tout, il n'y a pas de modification de la théorie du sauvage, si ce n'est que les hommes du XVIIIème siècle croiront de plus en plus en l'idée de sauvage comme état antérieur de l'homme civilisé. Ce sera la naissance de la théorie de l'évolutionnisme. Dans tous les cas, c'est à partir du XVIIIème siècle que l'on commencera véritablement à chercher à découvrir l'autre, même si la science ne sera pas toujours présente dans cette démarche.

On aura ainsi, dans cette recherche de l'autre, existence d'une période pré-scientifique qui s'étendra en gros du début du XVIIIème siècle à la moitié du XIXème siècle. Si il y a toujours une vision fausse de l'homme, cette vision ne débouchera cependant plus sur l'idée de dévaluation du sauvage, l'idée dominante étant celle de l'évolution.  Cette évolution serait due au climat et à l'environnement naturel, ou encore au temps - différents types d'individus se succédant avec le temps -, les deux facteurs étant parfois associés. L'idée centrale reste cependant que le sauvage n'est plus - ou du moins moins - dévalué, car selon ces théories nouvelles le sauvage ne sera plus un sauvage dans le temps; les occidentaux auraient été des sauvages dans le passé, la civilisation actuelle n'étant pas, en contrepartie, l'aboutissement de l'évolution humaine. Il y a donc avec le XVIIIème siècle émergence de l'idée de progrès de l'humanité, mais d'un progrès linéaire, finalement quasiment prédéterminé. La conclusion de cette vision est simple : il est inutile de chercher à convertir le sauvage, sa condition étant liée à l'évolution. On remarquera que cette idée d'évolution est antérieure au transformisme de Lamarck et à l'évolution de Darwin…

Cette période préscientifique aura aussi été dominée par l'attrait de l'exotisme, avec par exemple la mode des chinoiseries, donnant ainsi l'occasion à deux auteurs importants de s'exprimer : Voltaire et Rousseau.

Voltaire, farouche partisan de l'évolutionnisme, allait surtout travailler sur les indiens du Canada. Néanmoins, ses recherches présentent le grave défaut d'avoir été réalisées non sur le terrain mais au travers de seuls témoignages écrits, plus ou moins véridiques. Pas d'observation directe sur le terrain, pas de témoignages émanant de scientifiques... Selon Voltaire, la diversité des cultures et des sociétés humaines serait la représentation d'une série de clichés, clichés représentant chacun l'une des différentes phases de l'évolution de l'homme, cette succession de clichés étant la preuve de l'évolution des sociétés. Donc, par introduction du facteur temps, le sauvage n'est plus le barbare. Cependant, cette théorie, séduisante au premier abord, surtout pour des hommes du XVIIIème siècle pétris des Lumières, n'avait ni base réelle, ni expérimentation sur le terrain.

Rousseau allait reprendre ce thème du sauvage différent du barbare, tout comme d'ailleurs l'a fait bien plus tard Claude Lévi-Strauss. Selon Rousseau, il était nécessaire de retrouver l'état de nature - l'homme est bon alors que la société corrompt -, état ayant existé avec l'Âge d'or, mythe d'ailleurs présent dans la plupart des cultures soit dit en passant. Rousseau allait ainsi décrire les sociétés les plus primitives comme étant celles connaissant le vrai bonheur, prenant ici l'exemple des indiens caraïbes. Ce primitivisme, cette image idyllique mais simpliste, était une image interprétée et non pas totalement inventée, tirée par exemple de l'idée alors répandue que le sauvage est avant tout un oisif. Cette idée sera reprise bien plus tard, mais sous une autre forme, par Karl Marx faisant du capitaliste un sauvage par nature oisif et profiteur.

Malgré leurs limites, ces deux visions allaient faire que désormais le sauvage n'est plus considéré comme étant un inférieur à l'homme blanc. Il y avait eu élimination de l'un des principaux facteurs de l'ethnocentrisme par l'instauration du concept de respect de l'homme et des cultures. L'homme n'est plus unique mais pluriel, et l'anthropologie allait chercher à analyser cette diversité. L'évolutionnisme et le primitivisme qu'il induit allait de fait marquer le début de l'ère moderne de l'anthropologie, celle-ci étant fille des idées du XVIIIème siècle.

Plusieurs théories allaient dès lors voir le jour, dans la foulée de l'évolutionnisme et du primitivisme. Elles allaient dès lors se partager le champ des investigations et de la recherche en anthropologie, la démarche tendant à devenir de plus en plus rigoureuse, donc scientifique.

On distinguera ainsi trois grandes écoles au XIXème siècle : l'école diffusionniste, l'école historiciste et l'école évolutionniste. Cette trinité des écoles sera aussi une caractéristique du XXème siècle avec l'école fonctionnaliste de Malinowski, le structuralisme, et l'adaptation de la théorie marxiste à l'analyse des sociétés primitives. On peut d'ores et déjà dire que l'école marxiste allait inverser l'analyse, partant du contemporain que l'on cherche à plaquer à l'ancien ou à l'autre, étant ainsi seulement un nouvel aspect de l'évolutionnisme, les sociétés primitives étant si peu adaptées à une vision marxienne que les auteurs s'attachèrent à présupposer ce qu'aurait penser Marx pour rendre leur théorie cohérente. Aujourd'hui, on distingue encore une trinité d'écoles avec les néo-marxistes, les dynamistes ou néo-structuralistes, qui sont partisans du rétablissement de l'histoire dans le structuralisme, et les néo-culturalistes, qui sont partisans d'un retour au mythe du bon sauvage.

Revenons en quelques mots sur quelques unes de ces écoles.

Le diffusionnisme cherchera avant tout à expliquer la diversité humaine. Son explication sera spatiale et géographique, et selon ses tenants il existe de grands centres d'innovation ayant apporté découvertes et mentalités à des populations moins dynamiques. La diversité culturelle serait ainsi due à l'existence de résistances à l'acculturation. Mais si cette théorie permet d'expliquer certains cas elle n'est pas généralisable. Néanmoins, on retrouvera des traces du diffusionnisme dans la géopolitique.

Pour sa part, l'école historiciste de Franz Boas estimait que toutes les populations ont une histoire, ce qui est vrai et marque un réel progrès dans la perception anthropologique. Il y a introduction d'un facteur chronologique, différent du temps tel que conçu aux siècles antérieurs. Cette théorie a été reprise il y a peu avec l'émergence de l'ethnohistoire. En fait, si cette vision n'avait pas émergé plus tôt, ce fut surtout dû à un manque de sources, car il y a très souvent existence d'une tradition orale fragile où l'histoire est déguisée sous la forme du mythe, ce qui fait qu'il faut d'abord retrouver l'histoire cachée avant toute interprétation. L'une des grandes difficultés de l'ethnographie et de l'anthropologie est ainsi l'étude et l'analyse de l'histoire des peuples sans écriture. En l'absence d'écrits permettant de conserver la mémoire, il faut donc, tant pour la société elle-même que pour l'observateur extérieur, contrôler de manière rigoureuse la transmission de la tradition. Et là, l'étude des écoles et des sociétés secrètes, comme par exemple celle des Griots en Afrique est fondamentale, chaque lignage s'étant attaché un certain nombre de ces derniers.

L'évolutionnisme allait cependant dominer le XIXème siècle, marquant un certain recul d'avec celui de Voltaire et de Rousseau. Il y avait en fait retour à certaines des théories de l'Église, sans cependant le caractère - ou plutôt le fondement - religieux, d'où un pseudo-racisme. Pour les évolutionnistes, l'homme évoluerait du moins bien au mieux, mais les peuples colonisateurs sont représentés comme étant les seuls à la pointe de l'évolution et du progrès. On introduit donc la notion non plus de progrès mais de sens du progrès, et le mieux serait ainsi pour le sauvage de se civiliser selon le modèle de l'homme blanc.

Cet évolutionnisme culturel, qui induit donc un certain racisme, était né de l'évolutionnisme scientifique de Darwin et de sa théorie de la sélection naturelle, Darwin précisant même que c'était cette sélection naturelle qui fait que c'est l'homme qui a le mieux développé les sociétés, car étant faible physiquement. On devrait donc parler pour être exact non pas de l'évolutionnisme mais des évolutionnismes. Par exemple, Bachhofen et McLennan se sont intéressés à l'organisation parentale, distinguant trois stades : la promiscuité primitive, la filiation matrilinéaire - qui est différente du matriarcat - et la famille moderne. Rappelons que selon Radcliffe-Brown (1924), le matriarcat est une société où la descendance, l'héritage, la succession se font par la lignée des femmes, où le mariage est matrilocal, ce qui signifie que le mari vient habiter la maison de sa femme, et où l'autorité sur les enfants est exercée par les parents de la mère. À noter que le troisième élément peut manquer dans certaines sociétés matriarcales

De même, l'anthropologie juridique allait naître d'un évolutionnisme avec Summer-Maine selon qui la différence entre les sociétés primitives et les sociétés civilisées serait liée à une différence entre le système des statuts - primitif et lié à la recherche de l'identité - et celui du contrat - civilisé et basé sur la recherche de l'initiative individuelle. De même John Lubbock et son analyse des critères religieux des sociétés, analyse dont on retrouve quelques traces dans les travaux de René Girard. On notera que ces diverses visions de l'évolutionnisme ont elles aussi marqué la géopolitique.

Il y aura enfin eu une analyse anthropologique fondée sur les seuls critères économiques et technologiques, cette analyse étant la source majeure de Karl Marx. Ainsi, selon Morgan, il faudrait distinguer successivement trois phases :

(1) la sauvagerie, où les gens vivent de chasse, de pêche, de cueillette… C'est l'époque des chasseurs-collecteurs… C'est le communisme primitif ;

(2) la barbarie, où il y a domestication des animaux, création de l'agriculture, de la métallurgie, de la famille patriarcale. C'est l'apparition de la propriété tribale ou clanique;

(3) la civilisation, qui est la période des grandes découvertes, de l'écriture, de la poudre, de l'électricité, de la vapeur… Il y a apparition de l'État, de la propriété privée, de la famille monogamique… Cette analyse reste aujourd'hui encore la forme la plus courante de l'évolutionnisme.

 

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27 mars 2010 6 27 /03 /mars /2010 13:48
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21 décembre 2009 1 21 /12 /décembre /2009 11:31

C’est au cours de la seconde moitié du VIème siècle avant notre ère que se répandirent des mouvements rassemblant ceux qui voulaient vivre selon les règles d’Orphée ou de Dionysos. Il peut sembler surprenant de regrouper ici ces deux personnages, mais ceci est finalement logique tant ils sont le miroir l’un de l’autre.

Dionysos était l’une des divinités les plus importantes du monde grec ; on en trouve déjà des traces quinze siècles avant notre ère à la lecture des textes en linéaire B ! Ce fils de Zeus devait inspirer divers courants mystérieux de l’antiquité grecque ; on peut penser aux mystères d’Éleusis ou aux autres mystères dionysiaques… Animateur du génie artistique sous toutes ses formes non matérielles – de la poésie au théâtre en passant par la danse –, Dionysos était aussi de la nature intacte, de la forêt, des forces vitales et de l’ivresse. Les cultes qui lui étaient consacrés étaient privés et personnels. À noter que des femmes, les bacchantes, participaient à ces cultes, par leurs danses permettant d’établir un contact direct avec la divinité.

L’image d’Orphée se réfléchit dans celle de Dionysos. Comme d’autres divinités – qu’il n’est pas –, Orphée descendit dans l’Hadès pour reporter à la vie sa femme, Eurydice, tuée par un serpent ; mais il échoua pour ne pas avoir su observer l’interdiction posée par les dieux de la regarder pendant le trajet du monde des morts à celui des vivants. Et l’une des bases de la pensée orphique est le concept du passage de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière ; cette seule image se retrouve par exemple dans l’allégorie platonicienne de la caverne.

Le culte orphique a donné lieu à une très importante littérature dans la Grèce ancienne. Par exemple, le plus ancien des livres grecs que nous possédons a été retrouvé dans la tombe d’un guerrier, posé sur sa poitrine, ce livre devant probablement servir dans l’autre monde, à l’exemple du Livre des morts des Égyptiens. Il est dommageable que cet ouvrage grec soit bien moins connu que le livre égyptien, et, à ma connaissance, il n’en existe aucune édition, ni même traduction française ! Car il permettrait de démontrer clairement que certaines légendes faisant découler l’intégralité de la pensée pythagoricienne de la religion égyptienne ne sont que des fadaises !

Reste que la philosophie de l’orphisme a influencé de manière importante la philosophie grecque, et notamment Pythagore, Empédocle et Platon. En effet, elle insistait, outre sur les thèmes de la lumière et des ténèbres, de la montée vers la lumière, sur la double nature de l’homme : une nature divine avec l’âme et une nature terrestre avec le corps, ce dernier étant considéré comme un obstacle à la rédemption, ainsi que comme l’instrument du péché. Dès lors, la vie était perçue comme une punition de la commission d’œuvres injustes ; et l’homme qui ne menait pas une vie rigoureuse, qui ne réussissait pas à purifier son âme, qui ne connaissait pas les « mystères » devait se réincarner à nouveau au moment de sa mort. C’est le phénomène présocratique ou encore platonicien de la métempsycose, ce processus qui ne pouvait s’achever que lorsque l’âme pure réussissait à se réunir au divin. Il y avait donc chez les Grecs anciens coexistences de deux conceptions de la vie après la mort : celle de l’Hadès et celle de la métempsycose, les deux se confondant chez certains avec les Champs Elysées… À noter que cette théorie de la métempsycose est antérieure au Bouddhisme ! Il faut donc là encore en finir avec cette fadaise actuelle qui voudrait que l’idée de réincarnation/métempsycose ait été importée en Grèce des Indes ! Il en est même qui affirment que ce fut Alexandre le grand – ou du moins ses armées – qui ramenèrent cette philosophie en Grèce, alors même que l’épopée alexandrine est bien postérieure, ne serait-ce qu’à Platon !

 

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21 décembre 2009 1 21 /12 /décembre /2009 11:28

S’il est un concept difficile à cerner, c’est bien celui de raison… et pourtant, il est le plus souvent abordé au début des études philosophiques, alors même que chercher à définir la raison, c’est chercher à définir la généalogie de notre monde et de notre pensée, et surtout à l’évaluer par la seule connaissance non pas intuitive mais rationnelle, ce qui peut déjà sembler paradoxal…

Depuis que Thalès de Milet s’est posé la question des causes premières, la philosophie n’a souvent été qu’une vaste réflexion jamais résolue, jamais aboutie sur le concept de raison. En fait, la seule chose qui soit à peu près universellement reconnue comme définitrice de la raison est qu’elle serait le seul propre de l’homme, étant, comme l’a écrit Descartes, la faculté de bien juger, de distinguer le bien et le mal, de distinguer le beau du laid (Discours de la méthode, I) ; la raison est ici, dans le cadre de l’entendement, ce qui dirige vers le vrai et vers le beau… Un autre accord se fait sur le fait que la raison s’oppose à l’intuition, et ce par nature, tout comme la raison s’oppose à la passion. Inutile de revenir ici aux conclusions qu’a pu en tirer un auteur tel que Lucrèce…, même si, en apparence, la raison semble s’opposer à la Foi, en ce sens que la raison se fonde sur l’expérience et sur le démontrable, alors que la Foi n’est pas a priori démontrable, cette idée d’a priori étant à retenir pour définir la raison, tout comme d’ailleurs celle d’unité, du moins dans ses formes élémentaires de démonstration. Néanmoins, il existe de nombreuses passerelles possibles entre la raison et la Foi, comme le démontrent les exemples de Marc Aurèle, de Thomas d’Aquin ou encore de Leibniz… Dans tous les cas, en visant le connaissable, la raison cherche à réaliser les idées d’ordre, de transparence et de certitude, même si, là encore paradoxalement, la notion d’incertitude reste possible dans son affirmation.

En fait, la raison recouvre de nombreux sens. Elle peut être la faculté de raisonner de Cicéron, tout comme elle peut être la faculté de bien juger de Descartes. Elle peut être la connaissance naturelle par opposition à la connaissance révélée, comme l’énonce Leibniz, tout comme elle peut être un système de principes ne dépendant pas de la seule expérience comme chez Kant. Elle peut être faculté de connaître d’une vue directe le réel et l’absolu, par opposition à l’apparent et à l’accidentel, comme chez Schelling, tout comme elle peut être l’objet de connaissance, le rapport explicatif, par exemple d’un nombre à l’autre, d’une fraction, comme chez Spinoza. Elle peut être le principe d’explication au sens théorique, la raison d’être dont parle Taine, tout comme elle peut encore être la cause, le motif légitime, la justification, le en raison de de Descartes ou de Kant…

En fait, les philosophes ont toujours reconnu à la raison cette multiplicité de sens de la raison, sa triple nature de faculté, de cause et de principe. C’est Locke qui va énoncer le mieux cet admission en posant que le mot raison désigne soit l’ensemble des principes clairs et véritables, soit le fait de tirer de ceux-ci des conclusions, soit la cause - en particulier finale -, soit la différence entre l’homme et l’animal…

Dans tous les cas, la raison est un principe ou une faculté s’intégrant dans le cadre de la métaphysique, c’est-à-dire de la science des réalités dépassant la portée des sens et de la conscience, et ne pouvant être connues qu’indirectement, par raisonnement. Et là, nouveau paradoxe, la raison s’intégrant dans une discipline fondée sur le raisonnement qui lui même se définit par rapport à la raison ! Mais ce paradoxe est en fait plus lié à une faiblesse du vocabulaire, dès la définition du concept, qu’à autre chose…, même si le lien à la pensée et au langage reste une dominante de la notion.

Avant même d’aller plus loin sur la raison, se pose une question existe t-il une ou plusieurs réalités ? Et l’on a ici deux réponses : ⑴ une réponse moniste selon laquelle il n’existe qu’une sorte de réalité. Cette réalité peut être la matière – on parle alors de monisme matérialiste, comme chez Lucrèce –, la pensée – on parle alors de monisme idéaliste, comme chez Diogène – ou Dieu – on parle alors de monisme panthéiste, comme chez Spinoza  – ; ⑵ une réponse pluraliste selon laquelle il existe plusieurs réalités, allant le plus souvent par paire – dualisme – : matière/pensée, créature/Créateur, ... On retiendra que le sens commun et la philosophie classique sont le plus souvent dualistes.

La raison s’inscrit par ailleurs dans la problématique de la critique, ce qui pose le problème de l’opposition entre le dogmatisme et le scepticisme : ⒜ le dogmatisme définit toute doctrine qui affirme certaines propositions comme vraies. On peut y retrouver une certaine forme du droit naturel ou encore les religions ; ⒝ le scepticisme selon lequel l’esprit humain ne peut rien affirmer avec certitude et doit suspendre son jugement. On pensera ici à Socrate, à Pyrrhon ou encore à Descartes. Néanmoins, le scepticisme actuel n’est que relatif – relativisme - : la connaissance est relative à la constitution psychologique ou mentale de celui qui connaît.

Tout ceci pose le problème de la connaissance, problème que l’on réduit actuellement à celui de la connaissance rationnelle, ce qui fait que ce problème de la connaissance se réduit à celui de la seule valeur de la raison.

Revenons un peu à l’histoire de la philosophie… La recherche des causes premières posée par Thalès de Milet - D’où vient le monde ? ; D’où vient l’esprit ? ; D’où vient le mouvement ? -  allait entraîner l’émergence de la philosophie, science de la recherche de ces causes, mais aussi celui de raison qui est l’explication rationnelle, matérielle de ces causes. Thalès cherchait en fait des solutions permettant d’assurer une adéquation idéale entre l’homme et la société où il vit, et ces solutions résident dans la raison. Pour Socrate, la raison est cause explicative démontrable, mais aussi perpétuelle remise en cause ; ce sera le Que sais-je ? de Montaigne, le doute méthodique de Descartes, la Critique de la raison pure de Kant ! Pas d’autre idéal que la recherche de vérités matérielles !

Aristote allait transformer cette vision en posant la question du Pourquoi ?, et, s’inspirant de l’architecture, il va ainsi définir quatre causes, au travers de l’exemple de la cause d’une maison, cette maison étant une symbolisation du monde et de la société : ⑴ la cause matérielle est celle des matériaux composant la maison ; ⑵ la cause formelle est celle du plan de l’architecte qui donne leur forme aux matériaux ; ⑶ la cause efficiente est celle de l’entrepreneur et des ouvriers qui agencent les matériaux selon le plan de l’architecte ; ⑷ la cause finale étant le but poursuivi, celui qui motive tout le processus, bref : habiter la maison. C’est pour cette seule fin que toute la construction a été mise en route. Cette vision est très matérialiste, même la pensée étant soumise à des éléments matériels ! Ce n’est qu’une suite logique d’actes, sans vision spirituelle réelle ! C’est de cette vision matérielle de la causalité que vont découler et dans cette vision que vont s’insérer les autres concepts aristotéliciens… La matière et la forme qui ne vont pas l’une sans l’autre. Toute matière est ainsi jugée sans forme, informe, alors que toute forme modèle une matière pour créer une individualité. Si ceci n’est pas faux techniquement, ceci n’est pas logique si l’on reprend l’approche aristotélicienne selon laquelle la cause matérielle précède la cause finale. Or, c’est exactement le contraire ! Pour Platon, la forme découle de l’idée, schéma auquel s’oppose Aristote pour qui, par exemple, l’âme n’est que la forme du corps ; il ne peut y avoir d’âme sans corps ! Se pose alors la question du rapport entre la puissance et l’acte. Le virtuel et sa réalisation tiennent en effet une place centrale dans la pensée d’Aristote, d’ailleurs là encore en contradiction partielle avec sa logique des causes. Ceci se retrouve en particulier dans ses études sur l’évolution du vivant : la fleur est l’acte du bouton – qui n’est que fleur en puissance –, mais elle est la puissance du fruit !

Soyons plus précis sur les sources grecques. Raison vient du mot logos et le premier sens de logos est parole, langage ; dès lors, la raison est l’expression de la pensée. Néanmoins, Aristote (De l’interprétation, IV) trouvait trois sens dans le logos : ⒜ celui de faculté mentale supérieure, d’intelligence conceptuelle raisonnante ; ⒝ celui du raisonnement lui-même ; ⒞ celui de concept assimilable à l’esprit humain. Dans le premier de ces sens, la raison est donc faculté intellectuelle de l’homme considérée comme son caractère spécifique, alors que les deux autres sens regroupent toutes les formes d’activité de cette faculté. Toute la vision postérieure de la raison découle de cette tripartition ! À noter de plus ici que les concepts de logique et de raisonnement découlent de ces approches du logos.

La raison comme faculté est donc le sens premier du mot. Et de nombreux philosophes antiques l’ont perçue comme telle :

⑴ selon Pythagore (Aetius, IV ), l’âme humaine a deux parties, l’une douée de raison et donc incorruptible, l’autre sans raison ;

⑵ selon Aristote (Éthique à Nicomaque, IV), la partie douée de raison dont parle Pythagore est le logos qui seul connaît l’universel, objet de la science (Aristote, Physique, I) ;

⑶ selon Platon (République, IV), l’âme se divise en trois facultés : - la raison (logos), - le cœur, - la sensibilité. Le logos, en tant que meilleure partie, doit diriger les deux autres ;

⑷ selon Héraclite, le logos est la raison universelle, l’âme du monde, avec un Logos gouvernant l’univers. La sagesse consiste donc à se conformer à lui, grâce à notre propre raison, bien commun ;

⑸ enfin, pour les stoïciens, la nature universelle est raison, tout comme la raison est le principe directeur et immanent de la nature…

Lorsque la raison est présentée comme raisonnement, elle est un argument majeur tiré de la connaissance et permettant de l’expliciter. C’est là un sens contemporains majeurs… Aristote l’a par exemple utilisé pour démontrer l’existence du lieu, des contraires, de la nature du mouvement… Enfin, la raison comme concept reste rare dans l’antiquité ; dans ce cas, le logos est le concept définissant une fonction : l’agir, le pâtir, la substance, la nature des choses, etc…

Dans tous les cas, la raison est donc la première figure tant de la science que de la métaphysique.

C’est à partir du XVIème siècle que le concept de raison s’est trouvé confronté avec l’essor technologique, ce qui allait sceller l’acte de naissance de la science actuelle. Dès lors, il y a eu abandon de tout postulat pour se fonder sur les seuls faits démontrables, d’où le rejet quasi absolu chez beaucoup de toute idée religieuse, et un glissement de la raison vers le matérialisme. Néanmoins, par la limitation de la raison à la seule connaissance absolu, il y avait abandon de l’empirisme, le contrecoup étant que la raison ne peut plus prétendre à l’absolu, ce que certains refusèrent d’admettre, ne faisant substituer qu’un absolu à un autre absolu.  Arrêtons nous dès lors quelques instants sur trois auteurs clés : Leibniz, Kant et Nietzsche…

Selon Leibniz (1646/1716), la raison est trine : ⑴ elle est une réalité immatérielle produisant par son action une liaison, une connexion entre elle et un événement ou une chose. La raison est donc ici synonyme de valeur explicative ; ⑵ elle est aussi capacité spontanée de l’esprit à saisir les raisons et les relations grâce à l’accès aux vérités qu’elles énoncent ; ⑶ elle est enfin enchaînement inviolable des vérités, qu’elles soient d’expérience ou indépendantes des sens comme la géométrie. C’est de cette triple dimension que Leibniz allait déduire le principe de raison selon lequel rien n’existe qui n’ait sa raison d’être ou qui ne soit inséré dans un monde que Dieu a eu des raisons de choisir comme le meilleur des mondes possibles. La raison n’est dès lors que la suite infinie des conséquences de la création et des décrets de Dieu relatifs au monde. Il y a réconciliation entre le divin et la raison… Leibniz allait en déduire le principe de raison suffisante selon lequel rien n’arrive sans qu’il n’y ait une cause ou du moins une raison déterminante qui puisse a priori servir d’explication.

À la fin du XVIIIème, Emmanuel Kant allait exposer que la connaissance commence par les sens, passe par l’entendement, et s’achève par la raison, cette dernière étant la faculté suprême recherchant pour un conditionné l’ensemble des conditions. La raison est donc, dans son usage logique, la faculté de conclure. La raison est donc là aussi trine : ⑴ un système de principes a priori dont la vérité ne dépend pas de l’expérience, qui peuvent être logiquement énoncés et dont l’homme a une connaissance réfléchie. Donc, tout ce qui dans la pensée est a priori et ne provient pas de l’expérience ; ⑵ elle est pure lorsqu’elle concerne exclusivement la connaissance ; ⑶ elle est pratique lorsqu’elle est considérée comme contenant a priori le principe de l’action, c’est-à-dire la règle de moralité.

Enfin, toujours aussi paradoxal, Nietzsche allait remettre en question la raison, mais en tombant dans l’excès contraire, sans pour autant donner une quelconque importance à l’idée de révélation. Il faut douter de tout, y compris de la raison ! Mais, comme l’homme est limité par la raison (« Se faire une raison », « mettre à la raison », …), Nietzsche pose le fait de raisonner comme négation de la vie. Il y a donc  bien excès inverse chez Nietzsche…

Aujourd’hui, il y a émergence de ce concept dans tous les domaines de la vie ; on veut scientifiser la société, l’homme, la vie,… et la raison devient une sorte de statue du Commandeur fondée sur la science et que nul ne peut contester. On a ainsi abouti à des excès : la bureaucratie, le fordisme, le nazisme, …, d’où l’actuelle contestation du concept de raison en tant qu’universel et fondement de la connaissance.

Et pourtant, le logos n’est-il pas raison ?

 

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21 décembre 2009 1 21 /12 /décembre /2009 11:26

Comme nous l’apprenait aux temps de nos études Etienne Borne à qui nous voulons ici rendre hommage, la philosophie ne commence rien… La philosophie ne conclue jamais complètement… Et pourtant, malgré cet handicap apparent qui lui fait dénier par beaucoup le titre de science, elle est nécessaire ! La philosophie est radicalement insuffisante, certes, mais elle est pourtant totalement nécessaire, ne serait-ce que pour défricher, que pour poser les questions qui permettront aux mots et aux actes de trouver leurs véritables sens ! Ainsi, la philosophie permet, au-delà de son brouillard, des incertitudes et les mots, d’essayer de retrouver les idées, donc, in fine, quelques vérités universelles ou non.

 

Dans la philosophie contemporaine, une primauté certaine, une priorité quasi-absolue est accordée à l’homme, même si la nature tend à ré-émerger dans le débat… Elle lui est donnée aussi dans l’analyse des phénomènes économiques ou politiques, tout simplement parce que l’homme serait l’être permettant d’éclairer et d’indiquer les vrais chemins. Certes… Néanmoins, outre le fait que la pensée économique tend à favoriser le global sur l’individu, une telle attitude égare parfois en oubliant que l’homme vit en société.

 

L’homme… L’homme en premier… Cela paraît aller de soi… En effet, quels que soient les concepts considérés, que l’on parle d’échanges, de travail, d’environnement, bref le grand tohu-bohu où l’on vit, l’homme apparaît comme étant le sujet par excellence. Tous les problèmes sont donc posés par analogie à l’homme, dans la perspective de l’homme, d’autant plus que ce dernier est à la fois sujet et acteur. On ne peut donc éviter l’homme… La difficulté est de savoir comment le considérer : comme individu, comme membre d’une société, comme élément de la nature, tout à la fois, avec ou sans perspective divine, etc…

 

Il existe donc des difficultés et des obstacles à toute pensée de l’homme… Et parler de l’homme est difficile car, de prime abord, se pose une autre difficulté, celle de ne pas répondre forcément par un discours humaniste, la rhétorique permettant, pour peu que l’on sache manier les mots, de dire n’importe quoi ou de faire croire que la pensée et les actes sont faciles, alors qu’il n’en est rien… Et d’ailleurs, les démagogues n’hésitent pas à abuser des grands discours humanistes creux, mais si charmeurs…

 

Ainsi, parler de l’homme, voire même parler d’humanisme, ne serait-ce pas ne rien dire ? Ne serait-ce pas aussi bien trop dire ? Cela peut-être ne rien dire en ce sens que toute politique, quelle qu’elle soit, pourrait et peut toujours se voir affubler d’un habillage humaniste, l’important n’étant ici que l’habilité rhétorique… Prenons un exemple en théorie économique… Il peut y avoir des conflits entre libéraux et marxistes, entre monétaristes et keynésiens, pourtant chacun pourrait démontrer que ces thèses se rejoignent en ce sens qu’elles veulent toutes le bonheur profond et parfait de l’homme… Il y aurait donc un humanisme permettant de tout justifier, ce qui finalement réduirait cet humanisme à une idéologie du bonheur, à des lendemains qui hantent, et c’est tout !

 

L’idéologie se trouve dans l’adaptation d’une définition un peu rigoureuse. L’idéologie n’est qu’une pensée, mais une pensée qui, avant d’avoir le moindre rapport avec le vrai ou avec le réel, n’est que l’expression d’intérêts ou de motivations plus ou moins refoulées, cachées ou inconscientes !

 

Parler de l’homme pourrait donc aussi être trop dire… Trop dire, mais comment ? Trop dire simplement parce que si l’on veut réellement faire de l’homme la clé ouvrant les portes de la connaissance, sait-on vraiment ce qu’est l’homme ? Et ce surtout dans une société renonçant peu ou prou au divin pour donner la primauté au seulement matériel… Nous sommes en fait ici devant la question métaphysique, ontologique par excellence, devant une question plus que difficile, question que l’on ne pourra jamais résoudre car nul accord n’est apparemment possible entre les hommes sur la définition même de l’homme… Cela paraît pourtant tout simple, et pourtant… Car, et c’est heureux, les hommes ne sont pas identiques, n’ont pas les mêmes idées ; ils n’ont même pas en commun la même perception de leur humanité, ces perceptions étant finalement les philosophies, les philosophies qui se trouvent confrontées les unes aux autres, soit en dialogue, soit en opposition… Il n’y aurait peut-être plus d’humanité si l’on pouvait définir strictement l’humanité, car les hommes seraient alors tous identiques, ne seraient que plus des numéros… C’est là la dérive de certains scientifiques, de certains extrémistes, mais, même là, leur propre contradiction les ré-humaniserait d’une certaine manière en ce sens que tous ces pseudo-penseurs de l’homme se tiennent eux-mêmes pour différents ; tous des cons sauf moi, tous des minus sauf moi, … Eh bien, même cela reste une attitude humaine, imprévisible et non quantifiable ! Paradoxe !

 

Par ailleurs, la question de l’homme touche toujours au sacré, au religieux, ce qui complique la réflexion, car l’existence de Dieu, d’un être spirituel impalpable interdit finalement de définir vraiment l’homme. Est-ce pour cela que les tenants de sociétés matérielles, mécanistes, hyper-libérales cherchent à éliminer Dieu ? Pour mieux réduire les hommes ? Est-ce pour cela que les mêmes pseudo-penseurs veulent a priori définir l’homme pour ne plus avoir à le poser comme priorité, pour lui substituer « autre chose »… Et ceci de reposer la question de l’idéologie…

 

L’idéologie face à l’humanité… Le refus de considérer l’homme comme premier dans la réflexion, le refus de lui donner une quelconque priorité, thèmes hélas aujourd’hui répandus, c’est en fait la vulgate du marxisme comme le rappelait Raymond Aron. Nous en prendrons comme exemple un texte de Marx tiré du chapitre III du Manifeste du Parti Communiste, extrait évoquant la littérature socialiste, ou plus exactement celle de ceux que Marx qualifie de socialistes réactionnaires. Que nous-écrit Marx ? « Le socialisme réactionnaire est celui qui se place au point de vue de l’homme en général et qui essaie de tirer les conséquences politiques et économiques d’une réflexion sur l’homme. » Marx déclare aussi, dans le même ouvrage, lorsqu’il replace cette analyse dans le contexte des emprunts faits par la pensée allemande à la philosophie des Lumières ou encore aux principes de 1789 que le philosophe allemand était, dans cette démarche, convaincu de défendre non pas des besoins de l’homme, mais des besoins de vérité. Il disait ainsi : « Et, comme entre les mains des allemands, elle cessait d’être l’expression de la lutte d’une classe contre une autre, ces auteurs se félicitèrent d’avoir dépassé l’étroitesse française et d’avoir défendu non pas de vrais besoins, mais le besoin du vrai ; non pas les intérêts du prolétaire, mais les intérêts de l’être humain, de l’homme en général, de l’homme qui n’appartient à aucune classe ni à aucune réalité et qui n’existe de dans le ciel embrumé de l’imagination philosophique. » L’homme ne peut donc échapper à une classification ; l’homme ne peut pas penser autrement ! L’homme de Marx n’est pas l’homme réel, mais uniquement un homme abstrait, la référence à l’homme en général, à l’homme pluriel étant considérée par Marx comme littéralement idéologique, et ce uniquement parce que ce serait l’idéologie de la bourgeoisie montante, idéologie qu’il fait finalement sienne, alors même que chaque bourgeois, par delà sa philosophie, est avant tout individualiste, prêt à réduire son concurrent…

 

Les idées de cette bourgeoisie ultralibérale, ultra-capitaliste, qui sont finalement  celles de Marx dans sa vision sociale, c’est l’homme en général, c’est l’homme abstrait, c’est l’homme invoquant des droits contre un système que Marx veut féodal, absolutiste, d’ancien régime… Reste que ces idées sont purement négatives, et Marx n’y répond que par d’autres idées négatives, même lorsqu’il veut remettre en cause les hiérarchies, les inégalités, les privilèges, et ce au nom même des droits égaux de l’homme en général, de l’homme abstrait ! Finalement, tant Marx que les ultralibéraux prennent des machines de guerre pour des idées vraies, des potions contre l’homme pour des vérités absolues ! On comprend mieux ici l’égal condamnation par les Papes du marxisme athée – et non pas de toutes les formes de socialisme – et de l’ultralibéralisme – non pas du libéralisme mais de ses formes extrêmes et déshumanisées -. Dès lors que l’homme n’est plus vu comme unique, il n’y a plus d’humanité, mais seulement société matérielle et matérialiste !

 

Nous avons donc ici volontairement pris Marx pour bien mettre en évidence ce qu’est une idéologie, finalement tant de gauche que de droite ! Et se trouvait donc bien posée la question de l’idée de l’homme en général, idée ramenant toujours à une généralité détournant des problèmes concrets et réels, imposant d’éliminer tout ce qui ne rentre pas dans le moule… Il est d’ailleurs très grave que des philosophes tels que Bruno Latour recherchent aujourd’hui cette même généralité en cherchant à englober l’homme abstrait dans une nature idéalisée, allant même jusqu’à préconiser l’élimination, certes douce, des éléments ne pouvant s’intégrer dans la nature ! Les plus belles lois sur la protection des espèces animales ne furent-elles pas nazies ? On enferme l’homme dans des vérités générales lénifiantes, « pacifiantes », « coconantes », Kleenex, dans des vérités matérielles éternelles, dont Marx lui-même allait se moquer sur la fin de sa vie en évoquant les squelettiques vérités éternelles ou encore les littératures malpropres et immoralistes (marrant de lire Marx parlant d’immoralité). Pourtant il n’a pas vu qu’il posait lui-même de telles vérités, faisait du tous des … sauf moi !

 

Il faut donc avoir un débat sur l’homme, un débat sur l’humanisme, un débat sur la référence à l’homme ! Et c’est ce débat que les philosophes ont posé et développé tout au long de l’histoire, débat qui reste d’une totale actualité ! C’est finalement le grand débat des Grecs sur le souverain-bien…. Pourtant, l’idée d’humanisme a mauvaise presse aujourd’hui ; en parler n’est pas dans le vent des pensées contemporaines…

 

Nous n’évoquerons même pas l’idée de mort de Dieu si chère à Nietzsche et à ses héritiers dans la philosophie au marteau pour en rester au concept de mort de l’homme posé par Michel Foucault. Ici, Foucault ne parle néanmoins que de la mort d’un certain type d’homme, de la mort d’un homme appartenant à une civilisation et à une culture périmées. L’homme, et son image, tout comme les représentations générales qui en sont faites, s’effaceraient donc comme s’effaceraient les figures tracées sur le sable par les enfants, et ce lorsque monte la marée… Foucault rejoint donc partiellement son cher Nietzsche ; pourtant, combien s’en éloigne t-il ?

 

Prenons maintenant l’exemple, tout autant post-nietzschéen d’Althusser. Ce dernier, en équilibre dans une tradition à la fois structuraliste et marxiste, considérait ce qu’il appelait l’antihumanisme théorique ; et il le pensait comme étant la condition même de l’existence d’une science du monde, d’une science de l’économie qui serait aussi science de l’histoire ! Althusser se trouvait donc dans l’obligation de réfuter tant le Marx du Manifeste que le vieux Marx, et ce même si le Marx du Manifeste y faisait lui-même l’autocritique de ce que l’on pourrait qualifier de Marx avant Marx, à commencer par les thèmes marxistes les plus humanistes, notamment ceux où, s’inspirant de Kant, il parlait d’homme humilié, d’homme opprimé, d’homme écrasé ! Marx, utilisant ce vocabulaire, ces impératifs catégoriques, pensait l’homme individu ; il en tirait l’impératif absolu et catégorique de devoir changer les conditions avilissant l’homme dans et face à l’homme. Marx était ici totalement humaniste, même s’il se renia sur ce point après le Manifeste, tout en le regrettant sur la fin de sa vie, car, ne l’oublions pas, il y a deux Marx au principal, en fait trois…

 

Le grand paradoxe est que ces contempteurs de l’humanisme, que les Foucault, Derrida, Merleau-Ponty et autres Althusser, se sont toujours posés comme les grands penseurs, les grands défenseurs de droits de l’homme ! On notera en passant que ceux qui aujourd’hui se réclament de Marx, du vrai Marx et fondent leurs discours sur les droits de l’homme oublient que Marx et la tradition marxiste avaient toujours dénoncé les droits de l’homme comme liés à la philosophie bourgeoise ! En fait, aujourd’hui, les droits de l’homme sont devenus un lieu commun que tous invoquent, ce qui finalement les viderait un peu de leur substance ou de leur réalité, par affaiblissement de leur champ et de leur définition. Les droits de l’homme sont aujourd’hui aussi cités que la démocratie ou le libéralisme ou encore le socialisme ; pourtant, par excès d’usage, par banalisation, ces mots tendent à se vider de leur substance, à devenir des totems idéologiques, ce qui menace leur vitalité même ! En fait, il y a une immense contradiction entre la volonté d’instaurer une morale imposant le recours aux droits de l’homme – curieux ce mot « morale » dans la bouche de certains prônant au contraire l’hyper-individualisme au sein d’une humanité qu’ils pensent finalement mondialisée, unifiée et globalisée – et le besoin impératif d’instaurer, de restaurer, de définir ces droits de l’homme si menacés ! Il  est vrai que cette morale est posée dans un babil avant tout politique et anti-société occidentale (ou plus exactement anti-société chrétienne), donc dans un contexte finalement très laxiste ! Il en va aussi de même des mots de justice, de bonheur, de social… Il est surréaliste que l’on parle aujourd’hui de justice sociale, alors même que la justice n’est que sociale !

 

Reste que, lorsque l’on parle de l’homme, on ne s’enferme donc pas forcément dans une idéologie… Il n’y a pas idéologie dès lors que l’on parle d’homme ou d’humanisme… Mais cela impose de réfléchir en priorité sur ce que l’on appelle homme… La philosophie authentique tend, comme déjà écrit, à donner leur sens le plus véritable possible aux mots. On doit donc penser le terme d’homme, ce qui implique de penser l’existence d’une nature de la condition humaine… Cela signifie que tous les hommes, quels qu’ils soient et sont, où qu’ils soient, tant dans le temps que dans l’espace, participent à une même nature. Ceci peut sembler paradoxal alors que nous avons posé comme négatif l’idée d’homme abstrait. Et pourtant, ce n’est qu’un paradoxe apparent… Il y a inévitablement une nature humaine qui fait que tous restent soumis à quelque chose de concret et d’existentiel, malgré les barrières culturelles ou linguistiques. Mais il ne s’agit là que d’une humanité biologique, certes commune à tous les hommes, mais d’une humanité réduite à la seule physiologie. Et encore, nous avons déjà parlé de différences culturelles et de langue, mais la physiologie elle-même impose des différences : sexe, peau, etc… Car il y a aussi entre les hommes, chez les hommes en leur singularité charnelle, des caractères qui leur sont propres, qui sont enracinés dans les contingences actuelles ou historiques, mais qui font que chaque homme est original ! Et même, l’homme biologique n’existe pas en tant que tel car il y a originalité biologique : il n’y a pas deux hommes semblables… Et, si l’on dépasse la simple biologie, on trouve de plus en plus de singularités dans l’irremplaçable qui se trouve en chacun et qui fait que chacun est autre de l’autre ! De plus, pour le Chrétien, l’homme est à l’image de Dieu, ce qui rend son identification encore plus difficile, d’où peut-être là encore la tentation d’éliminer toute référence au divin, la tentation nietszchéenne de rejeter toute métaphysique, justement pour mieux contrôler l’homme en le vidant d’une partie de sa substance, de ce qui justement fait son unicité, son individu et son irremplaçable !

 

Est-ce donc que l’homme n’a pas à faire quelque chose de déterminant qui lui permettrait de changer son destin, qui ferait que la vocation de l’un serait différente de celle de l’autre, qui ferait qu’il y a autant de vocation et de rêves individuels que d’hommes ? Non ! Car on trouve dans l’homme singulier, dans l’être irremplaçable, un nouveau sens du mot « homme », sens insistant justement sur la spécificité irremplaçable de chacun ! Et puis, on trouve aussi un nouveau sens du mot « homme » au travers de l’idée d’humanité… C’est donc l’humanité prise dans sa globalité, dans sa totalité, l’humanité se développant dans son avenir sur un même chemin historique ; on rejoint donc partiellement l’homme biologique, mais en sa globalité. C’est cette idée que l’on veut imposer au travers par exemple des concepts de développement global, de changement climatique, de mondialisation… Or, force est faite de constater qu’il n’y a aucune unanimité sur le sens de l’histoire, et, même par blocs, l’humanité reste plurielle ! Car l’humanité n’est pas une ! Car l’humanité est toujours au moins double dans le bariolage des cultures et la diversité des civilisations ! Athènes, Rome, Jérusalem, La Mecque, Benares, … sont autant de manières différentes de comprendre l’homme, et il n’y a pas une culture mais pluralité des cultures, une culture s’enfermant sur elle-même, n’allant pas vers le monde, n’étant plus une culture vivante…

 

Posons-nous donc pour prolonger la question de savoir ce qu’est qu’être humaniste… Posons-nous donc la question face aux différents sens que recouvre actuellement ce mot… Mettons-nous face aux problèmes posés par les multiples définitions de ce mot…

 

Et posons d’abord le problème sous la forme de tensions, des différences d’action, des divergences interprétatives, car dire que tous les hommes participent à l’humanité en général, et donc qu’il y a une seule nature humaine semble a priori incompatible avec la singularité de chaque personne humaine. Ou alors, posé d’une autre manière, le fait qu’il existe une singularité propre et irremplaçable à chaque homme n’est-il pas incompatible avec la notion d’humanité ? Pourtant, il n’y a ici aucune contradiction avec l’idée même d’existence d’une nature humaine.

 

Ainsi, lorsque l’on parle d’homme, on ne se trouve en rien, contrairement à ce que l’on pourrait croire, face à quelque chose de facile à définir. Au lieu d’être face à un long fleuve tranquille, nous nous trouvons a contrario face à une pente très ardue à escalader, à remonter.  Et lorsque l’on parle d’homme, d’humanité, au lieu de simplifier, au lieu d’effacer les difficultés, on augmente en fait les dites difficultés… Et même, en allant plus loin, se pose un autre problème : comment parler de l’homme lorsque l’on parle de l’humanité comme totalité ?

 

Il est évident que les hommes font partie d’une seule et même humanité… Mais est-ce uniquement une unité biologique ou au contraire une grande aventure ? L’histoire des hommes serait elle une, sans sens, pleine de bruits et de fureurs comme le disait Hamlet ? Bref, l’histoire de l’homme a-t-elle un sens, le fait même que l’homme soit un individu, qu’une goutte d’eau dans l’immense océan de l’univers donnant encore plus de poids et de force au destin collectif apparent de l’humanité ? On notera d’ores et déjà les conséquences de l’effacement contemporain de l’idée chrétienne de l’homme sommet de la création, cet effacement n’étant en rien innocent et sans conséquences. Par ailleurs, ce dont nous parlons ici n’a rien à voir avec ce que l’on appelle couramment le sens de l’histoire, qui n’est que la justification a posteriori par le vainqueur du fait qu’il avait raison, et par le vaincu de la « fatalité » de sa défaite, rien d’autre, donc du faux !

 

 

Néanmoins, même en s’en tenant uniquement aux visions actuelles, et en les dépassant, le destin collectif de l’humanité – qu’il faut définir, ce que faisait le Christianisme, mais ce que ne font en rien les théories contemporaines, si ce n’est sous un angle uniquement pessimiste, fataliste, puisque le seul espoir serait la disparition à terme du monde conçu uniquement matériel – semble dépassé par les destinées individuelles, la pluralité des hommes se posant comme objection à l’unité de l’humanité. Cette question n’est d’ailleurs pas nouvelle puisque Descartes se la posait déjà, la pluralité se posant en lui comme une objection tant par rapport au sens que par rapport à l’aspect de l’idée même d’humanité. On ne peut donc être humaniste que dans la mesure où l’on a pas dans sa poche une solution à tous les problèmes, solution qu’il suffirait de faire admirer… On ne peut donc être humaniste que dans la mesure où l’on pense que les problèmes de définition et de fin de l’homme restent de vrais problèmes, restent des problèmes inévitables et insolubles en notre seule humanité. Bref, lorsque l’on pose le mot « homme », on lance dans le firmament un véritable questionnaire !

 

L’homme serait donc l’être qui se pose des questions sur son être, l’être pour lequel son être est question ; et c’est justement parce que dans l’univers il y a un être pour qui l’être est en question que l’on peut définir la spécificité humaine, ceci n’étant en rien incompatible avec l’être-étant qu’est Dieu lui-même. Restons-en à l’homme… L’homme, bref l’être pour qui son être et l’être en général sont questions, ne peut avoir de sens que s’il est un sujet dont on peut dire qu’il est une personne. La métaphysique est inhérente à la nature de l’homme, et l’homme qui ne se questionne pas sur lui-même et sur le monde n’est donc pas un homme ; or, tout homme, à un moment quelconque de sa vie, même le fou, se questionne. Tout homme est donc humain ; par contre, l’homme de certitudes absolues, qui ne s’interroge jamais, est inhumain, et ce fut là le fait des grands dictateurs inhumains du XX° siècle que de posséder la certitude de la seule vérité, tant terrestre que divine… On a souvent fait ce reproche au Catholicisme ; or, le simple fait que la Grâce de Dieu soit gratuite, pour en rester à ce seul exemple, fait qu’il y a incertitude chez l’homme ! Même un homme luttant toute sa vie contre Dieu pourrait se trouver sauvé par la seule gratuité de cette Grâce divine ! Ce reproche est donc absurde !

 

Et le plus remarquable, c’est que ce n’est pas forcément par rapport à une personne que les questionnements sur l’homme ont ici un sens, ou alors ce ne seraient que des vacuités ! Ce sont de vraies questions parce que l’homme se les pose aussi à el en lui-même, en son individu, en son être irremplaçable ! Ce sont des vraies questions, ce qui fait que l’homme a une dignité consistant en la pensée « questionnante », ce qui le distingue de la simple animalité dont il relève biologiquement. Trouver une réponse, même partielle, impose donc de franchir bien des écueils, bien des abîmes…

 

Finalement, tout ce que l’on peut dire, c’est que les problèmes de l’homme, de sa nature, de sa définition, sont de vrais problèmes ; c’est l’idée que l’homme ne trouve sa dignité et sa spécificité que dans l’acceptation de ces tensions problématiques. C’est d’ailleurs là le sens de l’abandon confiant de l’homme chrétien à Dieu, abandon qui n’est en rien renonciation mais espérance ! D’ailleurs, chaque fois que l’on a tenté de donner une définition unique, sécurisante de l’homme et de sa destinée, on a sombré dans l’idéologie… La recherche d’une définition de l’homme est donc un défi insoluble s’il y a un propre de l’homme, et toute définition de l’homme est incomplète et plus encore inquiète, voire inquiétante. Toute définition de l’homme n’est en fait, ne peut être que dialectique dans la mesure où le mot « dialectique » signifie que l’affirmation et la négation sont imbriqués l’un dans l’autre. Comme le dit la pensée chrétienne, l’homme est pêcheur mais peut s’amender, être sauvé ; le chrétien est libre, y compris de se damner !

 

Faisons ici une apparente digression… Le libre arbitre du chrétien est réel, mais il n'est cependant pas absolu puisque le baptisé reste, dans son libre arbitre, soumis aux commandements de Dieu et de l'Église ; cette idée de libre-arbitre et le concept de commandements de l'Église constituent une différence importante entre l'homme catholique et les tenants de la Réforme, et le décret du Concile de Trente sur le sacrement de baptême qui les traduit  s'inscrivait dans le cadre d'une condamnation des erreurs de Luther, de Philippe Melanchthon et de la Confession d'Ausbourg. Il s'agit là d'un fondement du Catholicisme, son non respect étant frappé d'anathème.

 

Saint Paul a su rappeler avec des mots très forts le sens de la liberté et du libre-arbitre du Chrétien, en particulier dans l'Épître aux Galates. Dans cette Épître, parlant des conséquences de l'avènement de Jésus crucifié, Saint Paul montre que Jésus, par l'accomplissement de la promesse du Salut, a libéré l'homme en le régénérant à la lumière de la Foi. Désormais, l'homme, libéré du péché originel, est libre de son propre destin, libre de créer sa propre liberté mais aussi son propre carcan en se détournant de la Foi; on pourrait presque dire que depuis la venue du Christ sauveur, l'homme est seul maître de son propre péché - sa liberté dans le Christ étant telle, nous nous répétons, qu'il est même libre de se damner -, confronté en permanence aux choix imposés par le souffle de l'Esprit, car  celui qui est juste par la foi vivra.  Comme l'a écrit Saint Paul, c'est à la liberté que l'homme est appelé, à la liberté par l'amour, ce qui importe n'étant plus forcément la Loi, mais surtout l'Esprit et la Grâce du Don de Dieu, bref la nouvelle Création conséquence de l'accomplissement de la Promesse (on comprend mieux l’indicible haine que Nietzsche porte à Saint Paul…). Cette liberté n'est de plus pas sans conséquences sur l'ordre du monde et sur les rapports entre les hommes car elle a pour conséquence certes la responsabilité individuelle de chacun par ses choix, mais aussi l'égalité entre tous les hommes, donc la solidarité si l'on applique le commandement nouveau « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ; cette égalité est clairement exposée par l'Apôtre : « Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n'y a plus ni Juif, ni Grec; il n'y a plus ni esclave, ni homme libre; il n'y a plus l'homme et la femme; car tous, vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ. »

 

Le libre-arbitre du chrétien est en fait l'expression de la liberté offerte par Dieu à l'homme, mais cette liberté est en fait une voie, une ouverture sur un chemin où l'homme peut trébucher, car plus il avance, plus il est libre dans son choix et dans son engagement, devant toujours se questionner sur son devenir. Le libre-arbitre du chrétien est abandon à Dieu et non pas abandon par Dieu, mais il est surtout liberté et conscience, ce qui le distingue du libre-arbitre social qui s'il soumet aussi aux commandements d'une loi, n'est pas régi pas l'Amour de Dieu, donc plus imposé que librement choisi, le libre-arbitre chrétien pouvant aller jusqu'au refus de Dieu, alors que celui de la société est conçu pour éviter tout refus de la société. Ceci est fondamental. La liberté de l'homme est en fait, depuis la faute d'Adam, finie et faillible, l'homme pouvant refuser le projet d'Amour de Dieu. Elle le rend surtout responsable de ses actes, dans la mesure où ces actes sont volontaires, tout acte directement voulu (étant) imputable à son auteur.

 

Pensons ici à la Vierge Marie, Mère du Christ. Marie a été, est une femme consciente de ce qu'elle risque -surtout au regard de son époque- et de ce qu'elle fait, et elle l'accepte en totale liberté. C'est par la liberté absolue de son don à Dieu que Marie est devenue la plus parfaite des créatures de Dieu. Par la liberté de son « Oui », Marie est tout à la fois l'intercession avec Dieu et la sublimation de notre humanité; elle est le modèle absolu pour l'homme car elle est elle-même humaine, créature parfaite et immaculée, mais non déesse. Comme nous le rappelle le Catéchisme de l’Eglise Catholique, « par son adhésion entière à la volonté du Père, à l'oeuvre rédemptrice de son Fils, à toute motion de l'Esprit Saint, la Vierge Marie est pour l'Église le modèle de la foi et de la charité. »

 

Tant la liberté du chrétien que l'égalité entre les hommes, proclamées tout au long des Évangiles, mais aussi dans l'Épître aux Galates, tant les principes d'Amour, de Foi, d'Espérance et de Charité, ont des conséquences fondamentales sur l'approche chrétienne, car ils sont les fondements même de la vie du chrétien.

 

Pour en revenir strictement au propos, tout ce que l’on peut dire, par delà la parole d’Aristote selon laquelle l’homme est un animal politique, c’est, toujours selon Aristote, que l’homme est un animal raisonnable, ce qui d’ailleurs n’est en rien antinomique au Christianisme, puisque le Verbe, logos, donc raison, s’est fait chair ! Le terme « animal » est ici utilisé dans le sens d’être biologique, d’être vivant, d’être animé. Cette définition est en apparence « pacifiante », rassurante, mais, à la réflexion, elle se révèle inquiétante et interrogative puisque les rapports en l’homme ne sont pas forcément de tout repos entre l’action et la pensée ; d’ailleurs, dans le Confiteor, le chrétien ne reconnaît-il pas à chaque fois qu’il a péché en pensée, en parole, par action et par omission, bref admettant ce permanent conflit entre l’action et la pensée ?

 

Maintenant, si l’on cherche des définitions plus existentielles, en particulier dans le domaine de l’anthropologie culturelle, si l’on cherche à définir uniquement à partir de gestes qui traduiraient l’humain, on peut trouver des réponses, mais là encore partielles, notamment avec l’outil et la sépulture.

 

L’homme n’est pas l’être qui utilise des outils ; il est des animaux qui en usent… Par contre, l’homme est l’être qui conçoit, invente et fabrique des outils, qui, face à la matière, transforme l’obstacle en moyen, qui se sert de la matière pour dominer la matière. L’homme est en quelque sorte un Prométhée qui invente l’outil, même si cette possibilité est, pour le Chrétien, offerte par Dieu avec son « Dominez la Terre » !

 

L’homme est aussi l’être qui enterre ses morts, l’être qui a le sens du sacré. C’est Antigone sacrifiant sa vie pour le respect dû aux morts, Antigone refusant que l’on considère l’homme comme un être seulement profane, comme un simple objet dont l’on peut se servir ! L’homme, c’est donc la piété du sacré ! Et mêmes les plus athées, les plus agnostiques des hommes ont un certain sens du sacré, ne serait-ce qu’avec la glorification des droits de l’homme, ou même de l’homme lui-même !

 

Nous avons donc ici deux manières, non exclusives, d’appréhender le monde, ces deux manières faisant partiellement l’homme : l’usage et le sacré, l’homme étant à la fois celui qui use et celui qui respecte ! Mais le problème de l’humain est encore plus vaste, puisque ce problème est celui du questionnement de l’homme sur lui-même, et ceci est exclusif de l’idéologie puisque l’idéologie serait justement de dire que l’homme n’est que… On peut certes dire que l’homme n’est que raisonnable ; il est possible de construire bien des hypothèses sur l’affirmation de l’homme raisonnable ; on peut dire que l’homme n’est qu’homo faber, que prométhéen ; on peut bâtir des idéologies plus ou moins séduisantes mais toujours séductrices, tentatrices… Mais l’homme est aussi, ce que l’on oublie parfois consciemment, l’être du sacré, même s’il n’est pas que l’être du sacré. En effet, à partir du sacré oubliant la matière, on ne peut tomber que dans des dégradations, dans des succédanés du sacré en refusant de voir le monde où l’on vit, en refusant de voir ce qu’il y a de critique dans la vocation prométhéenne de l’homme ! Et, dès lors on retombe dans l’idéologie ! C’est pourquoi le Chrétien distingue bien les deux mondes, les deux royaumes, tout en maintenant une passerelle entre eux ! L’idéologie n’est en fait qu’une substitution/compensation à et d’un manque !

 

Pour en finir avec les idéologies, on peut finalement leur distinguer deux caractères. Prises chacune en elles-mêmes, les idéologies sont toujours systématiques, apportant des réponses toutes faites et des certitudes. Mais elles sont aussi des provocations au conflit, à la guerre, car elles dénoncent toujours, contredisent toujours une autre idéologie, et ce parce que toute idéologie est rigide par nature !

 

Bref, ce qui est humain n’est jamais simple ; on trouve certes toujours dans l’humanité de quoi nourrir une idéologie, mais celle-ci ne sera que partielle, partiale, nécessairement confrontée conflictuellement, négative ! L’homme doit donc dépasser l’idéologie, toute forme idéologique de pensée afin de retrouver son sens d’humain…

 

La pensée humaniste n’est donc positive que dans la mesure où elle est critique. Donc, contrairement à ce que l’on affirme depuis la Renaissance, la véritable pensée humaniste n’est pas rassurante et sécurisante, mais bien au contraire critique, critique radicale de toutes les idéologies !

 

Et, par là même, la pensée catholique est humaniste lorsqu’elle est positive… Elle l’est parce que le Catholique est septique… Il l’est au sens antique du terme car il admet son ignorance face à certains mystères divins, face à certains mystères terrestres… Il reconnaît qu’il peut être victime d’illusions de ses sens et de son esprit – l’œuvre du « Malin » - tout en admettant les différences individuelles entre les hommes… Il est sceptique parce qu’il sait être soumis au di allêlôn tel que le définissait Pyrrhon d’Elée… Mais il est aussi sceptique au sens moderne du mot en ce sens qu’il admet que la connaissance sensible de chaque individu dépend de son être, de son environnement et de sa culture. Il faut se rappeler que, selon le Diallèle, on ne peut démontrer la valeur d’une chose – et en particulier de la raison – qu’en s’appuyant sur cette même chose ; même si Pyrrhon développa sa pensée à partir d’une erreur, celle selon laquelle nul ne sait ce qu’est le bien en soi, il est possible de faire un parallèle entre le diallèle et la réalité du mystère de la Foi chrétien. L’homme chrétien est en lui-même, par delà son unicité et son irremplaçable, ambivalent, car partagé entre Foi dogmatique et raison sceptique, entre acceptation du message divin et soumission au mystère divin… Sans cette ambivalence qui ouvre voie à la métaphysique tant haïe aujourd’hui – donc à Dieu, à la critique et à la vérité –, Thérèse d’Avila, Thomas d’Aquin, Jean de la Croix seraient-ils des auteurs chrétiens ? Ils sont tous enfants de la Foi, mais aussi enfants de la raison, cette combinaison entre Foi et raison – au sens de Kant – étant l’essence même de la Foi chrétienne, même si dans cette Foi chrétienne l’élément raison semble effacé par l’élément Foi, alors même que le Christ est Verbe, logos, donc raison incarnée ! Le mystère de la Sainte Trinité n’est-il pas en fait la meilleure expression de cet équilibre parfait entre Foi et raison, le Père, le Fils et le Saint-Esprit étant une seule et même personne car le Père engendre le Fils et car l’Esprit Saint procède du Père et du Fils ?

 

Développons maintenant autour d’un exemple, celui de l’économie… Il faut un discours humaniste de l’économie au service de l’homme… Or, ce discours est aujourd’hui avant tout idéologique. En effet, dire qu’il faut une économie au service de l’homme, c’est ouvrir à tous les artifices de la rhétorique, à toutes les idéologies, à toutes les démagogies, à tous les détournements !

 

Il est vrai qu’aucun concept économique ne s’abstient d’une référence à l’homme. Ainsi, le travail sans les travailleurs ne serait qu’une abstraction ! De même, le désir et le besoin sans le consommateur ne sont qu’abstractions ! Pourtant, l’homme est l’être qui travaille, tout comme il est l’être qui désire, et pas seulement par besoin naturel, mais aussi par décision, par emportement ! L’économie ne serait donc a priori que le jeu, sérieux, entre le travail et le désir… Mais, il n’est pas de travail sans sujet laborieux, et si le travail est un concept abstrait dans sa définition, le travailleur est lui bien concret !

 

Le lien entre le travail et le travailleur est donc fondamental, tout comme le désir – je ne parle pas ici du désir de Dieu – n’a aucun sens sans un être désirant, étant le sentiment que ce que nous avons de vie matérielle, biologique et spirituelle – au sens non forcément du divin – n’est jamais complet, que l’on en attend autre chose qui serait le moyen de satisfaire à une sorte de frustration intérieure. L’excès, le gaspillage ne sont que des sentiments humains, et les supprimer serait peut-être totalement plus qu’inhumain a-humain !

 

Le désir et le travail n’ont de sens que par rapport à l’homme… Et on constate que les théories économiques sont à la fois purement économiques, mais aussi en dehors de l’économie pure puisqu’évoquant des désirs, donc des notions subjectives ! L’économie serait donc bien plus que l’économie !

 

Au fond, et c’est peut-être là l’essentiel dans ce que nous allons développer, l’homme adulte n’est jamais de plain-pied avec lui-même, et ce parce qu’il existe toujours une espèce de déséquilibre de tension entre des polarités différentes qui font l’homme, qui font que l’homme ne s’accord jamais totalement avec lui-même, ce qui impose la question du surnaturel, du sacré ! De même, les théories économiques ne sont jamais une, mais plurielles, étant le plus souvent à la fois des politiques, des visions de la société et des thérapeutiques ! Elles ne sont donc jamais des théories économiques pures, et l’on a toujours au travers d’une théorie économique une certaine vision de l’homme…

 

L’important n’est-il pas alors de poser la question suivante ? L’important n’est-il pas dès lors de chercher à savoir si les humanismes sont des économies ? Et, si ils le sont, s’agit-il d’humanismes idéologiques, de concepts clos ou d’une vérité humaine dans ce qu’elle a de dramatique et d’existentiel ? Voilà peut-être les vraies questions à se poser !

 

Pour rester simple, prenons l’exemple des grands débats du libéralisme et du socialisme.

 

Il y a des libéralismes… Certains sont optimistes, d’autres sont pessimistes… Sont optimistes ceux qui posent que de l’économie sortira forcément un bien et que la concurrence, tout comme la liberté du marché, sont dirigés par une main invisible qui fait que, chacun cherchant son positif individuel, finira bien par le trouver, finira par trouver le bien… Il y a aussi un libéralisme pessimiste, à la Malthus (rappelons en passant que Marx polémiquant contre Malthus affirmait qu’il n’y avait pas un homme de trop, sauf Malthus lui-même), qui dit que l’homme est l’ennemi de l’homme, que la démocratie galopante est nuisible, que l’explosion est inévitable ! Mais, par delà cet optimisme ou ce pessimisme, il faut noter que nous sommes toujours en présence d’une sorte d’idée de l’homme, que l’homme reste à la base du monde… Et, pour voir cette idée de l’homme dans sa vérité, il faut la soustraire à tout dogmatisme, et transformer ce qui est présenté comme dogme en une interrogation. C’est ce refus qui fonde l’ultralibéralisme et induit sa condamnation…

 

Au fond, les théories sont une valeur pour l’humanisme, et ce dans la mesure où elles interrogent l’homme. L’homme se demande ainsi s’il est possible que, chacun cherchant son propre bien pour en rester à cette dimension basse, cette recherche individuelle aboutisse nécessairement à un consensus… La réponse à cette grave question peut rendre l’économie encore plus tragique si Malthus avait raison, car cela reviendrait à pouvoir affirmer que l’homme est l’ennemi de l’homme, qu’il faudrait empêcher l’homme de se conquérir… Or, il est impossible de dire à la fois que l’homme est une valeur suprême et qu’il est son propre ennemi ! Il y a donc véritable interrogation… Même si l’on veut réduire le libéralisme à une idéologie pessimiste, il pose une interrogation forçant à terme à poser l’approche optimiste comme probabilité ! L’homme s’interroge sur l’homme !

 

On pourrait de même analyser le socialisme, car l’humanisme transforme des théories closes en des investigations ouvertes. On peut ainsi dire que vis-à-vis du socialisme le propre de l’humanisme critique est de transformer une théorie close et systématique, bref une idéologie, en des questions… Le socialisme pur propose dogmatiquement la suppression de la propriété individuelle, pensant que cela aurait valeur de libération pour l’homme ; nous sommes ici indubitablement et littéralement face à une pensée idéologique, car proposant un moyen unique aboutissant à une solution totale qui se veut seule et totalement rassurante. On retrouve là les caractères mêmes de l’idéologie puisqu’il y aurait utilisation par un pouvoir d’Etat de ses moyens délégués d’une doctrine permettant de fortifier, de justifier et de conforter son seul pouvoir.

 

Mais, défaire une idéologie n’est pas synonyme de réfutation de toute ses composantes, car pour pouvoir réfuter une idéologie il faut finalement pensée d’une manière pareillement idéologique. Et, ce qu’il y a de critiques valables dans le socialisme – du moins en le rattachant à l’histoire et non pas au seul communisme athée – c’est qu’il y a eu un moment dans l’histoire du travail où la machine a remplacé l’outil, ce qui posait un double problème humain. Quand l’homme se sert de l’outil, il n’est pas l’esclave de l’outil ; par contre, lorsque l’outil devient machine, cette machine ne peut être asservie par l’homme, tout comme elle ne peut être asservie par elle-même sans l’intercession d’un homme, d’où des  problèmes… Par ailleurs, lorsqu’il s’agit d’un outil, le travailleur peut le posséder alors qu’il faut un capital, privé ou d’Etat, pour posséder la machine, l’utilisateur de la machine n’étant plus en situation de domination vis-à-vis du travail. Ces questions sont de vraies questions !

 

Par conséquent, transformer les théories dogmatiques du libéralisme pur et du socialisme pur en vraies questions est nécessaire, car ce sont des questions sur l’homme… On peut dire que cela n’est pas sans conséquences politiques, puisque ce n’est pas une méthode pour renvoyer dos-à-dos ces théories. Poser ces questions, c’est admettre ce qu’il peut y avoir de positif, c’est faire des choix, s’engager, prendre parti ! Donc, les relations entre des théories apparemment opposées sont possibles, peuvent ne plus être conflictuelles et idéologiques, et ce dès lors que l’on accepte – tout en la discutant, certes – la morale de l’autre, la possibilité d’existence de la morale de l’autre. Si au contraire on pense que le socialisme n’a pour sens humain que d’inquiéter le libéralisme, et le libéralisme d’inquiéter le socialisme, on a alors soit une économie toute socialiste contre l’homme, soit une économie ultralibérale tout autant contre l’homme !

 

Il existe pourtant une voie médiane, certes difficile et coûteuse (pas forcément en termes financiers), mais finalement humaniste, donc démocratique au sens d’ouvert. Il ne s’agit pas de trouver un centrisme mou, mais au contraire de s’engager…

 

Pour en finir avec l’économie, on aurait tout aussi bien pu analyser brièvement la théorie des crises, car si l’économie industrielle moderne n’est pas nécessaire de crise ou en crise, si la crise n’est pas la vérité, il n’est pas possible de nier qu’il existe des crises touchant dans l’économie l’homme et son humanité.

 

Quelques réflexions pour finir…

 

Il faut bien admettre qu’il existe une sorte de génie humain (l’humain étant donc conçu animalité, âme et conscience, donc finalement corps, âme et esprit … donc chrétiennement tout simplement…) à transformer les obstacles en moyens. L’homme se questionne, mais il cherche et trouve des réponses ! Il y a des obstacles, mais il ne suffit pas de proclamer qu’ils n’existent pas pour les résoudre, pour les supprimer ! De même, le conflit, la crise n’est pas la solution pour résoudre, pour abattre ces obstacles, et ce même si le conflit est une réalité fondamentale de l’homme ; ce conflit doit être dialogue et non pas affrontement/destruction !

 

Ce que la démocratie apporte au génie de l’homme, ce qu’elle a de positif, c’est de ne pas refuser ces obstacles, ces conflits, mais au contraire d’admettre la pluralité, de tenter de faire de la pluralité une richesse, un moyen d’unité, c’est de transformer l’obstacle en moyen. Mais, dès lors qu’elle l’oublie, elle a beau porter le nom de démocratie, ce n’est plus une démocratie, tout comme cet esprit démocratique peut se retrouver dans ce que nous appelons aristocratie – et non oligarchie ou encore monarchie – et non pas tyrannie -…

 

Il faut donc avoir la foi, et pas que la foi en Dieu, mais aussi la foi dans le génie humain, car nous avons besoin de ces deux fois pour faire face aux immenses problèmes qui se posent aujourd’hui à nous. Comme le disait Maurice Zundel : « Si l’homme ne veut pas se sauver, (…) rien ni personne ne pourra le sauver ! » Mais recourir à la foi n’est pas facile, car cela impose un engagement, donc prendre ses responsabilités au lieu de se laisser porter par la facilité du cocooning, du prêt à penser, des spiritualités kleenex, libre-service ou encore globalisatrices… L’homme est libre, mais aussi responsable, comme Dieu lui a demandé de l’être dès la Genèse !

 

L’humanisme critique peut sembler négatif… Il peut sembler être un tout… Or, il est positif, il n’est pas tout car dépassable par chacun ! Lorsque l’on pose les problèmes d’une manière honnête, ce qui est en théorie la grande ambition de la philosophie, on trouve toujours l’homme, l’homme irremplaçable, sa destinée individuelle, mais aussi sa destinée collective, avec la grande question : l’homme pour quoi faire ? Le défi est d’accorder destinée individuelle et destine collective, irremplaçable de l’homme et irremplaçable de l’humanité, car on ne peut refuser l’un sans l’autre, même s’il y a permanente contrariété…. L’homme est toujours aux prises avec des antinomies, avec des contrariétés… L’option ultime de l’homme ne peut donc être que le désespoir ou l’espérance, le tragique du désespoir fondant une contradiction pour laquelle il n’y a pas de solution, l’optimisme de l’expèrance qui ouvre de multiples voies… C’est ce dernier choix qui est celui du Chrétien, celui de l’espérance, même sur terre, même imparfaite sur terre, parfaite dans la Cité de Dieu !

 

L’espérance face au désespoir proposé par le monde lorsque l’on est uniquement matériel est la seule réponse possible, mais elle n’a de sens que par rapport à la Foi, et l’homme sans foi ne peut être que désespéré car perpétuellement déçu !

 

C’est là peut-être le point ultime des interprétations de l’homme, celui de l’homme qui se trouve à la fois à un point d’arrivée et à un point de départ… Or, l’homme n’est pas un résultat incohérent et disparate, ou alors l’existence même de l’homme serait absurde ! Et c’est là qu’il faut une Foi, mais cette Foi ne doit pas se vouloir idéologie, indépassable, globale, car il y a un ordre supérieur, un étant absolu et indépassable mais inconnaissable humainement qui donne les raisons de croire, donc les raisons de la Foi, celles de se dépasser, d’agir, de prendre ses responsabilités !

 

Lorsque l’on parle de Foi de l’homme et de foi en l’homme, nous ne sommes pas dans une rhétorique vide mais au contraire au cœur de notre humanité plurielle ! Nous sommes face à la pensée la plus forte, la plus vivante, la plus concrète ! Et nous reprendrons ici la formule admirable de Kant : « Tu dois, donc tu peux ! » C’est là le vrai sens de l’homme sur terre, et non pas uniquement dans la Cité céleste ! C’est ce que Dieu a voulu en créant l’homme comme sommet de Sa Création…

 

Donc, ou bien l’homme accepte de s’humaniser et d’humaniser le monde, ou bien le monde court à sa perte, l’humanisation du monde imposant de préserver ce même monde, véritable don de Dieu…

 

Etre humaniste, c’est en fait refuser les fluctuations, les hésitations… C’est se dire et dire aux autres : « Tu es désigné, nous sommes désignés… »

 

 

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21 décembre 2009 1 21 /12 /décembre /2009 11:20
La notion de cause finale - Au premier sens du mot, la fin (finis) est ce par quoi quelque chose, qu’il s’agisse d’un être ou d’une notion) finit. Comme par ailleurs on cesse d’agir lorsque l’on a obtenu ou réalisé ce que l’on voulait, la fin exprime le terme de l’intention volontaire ; c’est cette dernière approche qui correspond au sens philosophique du mot fin. La fin n’est donc pas, du moins en philosophie, un terme physique, temporalisé, mais la réalisation d’un but, d’une intention volontaire, ce dernier adjectif étant ici fondamental. En fait, le mot fin peut revêtir une triple signification : ⑴ soit l’objet ou l’acte voulu que l’on cherche à réaliser ou à acquérir, ce que recouvre l’idée de finis cujus gratia (agitur) ; ⑵ soit le sujet pour lequel on recherche cet objet ou cet acte (finis cui) ; ⑶ soit la jouissance du bien ou de l’effet de l’acte recherché (finis quo).

Néanmoins, la cause finale est en elle-même la fin cujus gratia par l’amour de laquelle la cause efficiente se met à exercer son effet ou son activité à la fin de la réaliser. Et la fin peut donc être définie non comme l’acte d’achèvement, mais comme ce pour quoi quelque chose est fait (id cujus gratia aliquid fit).

À ce niveau, deux divisions du mot fin sont possibles, l’une fondée sur l’intention, l’autre sur la subordination. On a ainsi une première distinction entre ⒜ la fin de l’œuvre (operis) qui correspond à ce que tend à réaliser par sa nature même l’activité de la cause efficiente, et ⒝ la fin de l’ouvrier (operantis) qui correspond à l’intention qui pousse la cause efficiente intelligente à faire telle action ; ainsi qu’entre :

⑴ la fin dernière, qui est celle recherchée pour elle-même, non en vue d’une autre fin. Elle peut être relativement dernière lorsqu’elle s’inscrit dans une série d’actes individualisables, ou encore absolument dernière lorsque les actes qu’elle clôt sont pris dans leur ensemble total ;

⑵ la fin prochaine qui, recherchée sans doute pour elle-même – sans quoi ce ne serait qu’un moyen nullement voulu lui-même en tant que tel -, mais subordonnée à une autre.

La question qui se pose maintenant est celle de savoir q’il existe des fins qui soient aussi des causes, et il faut alors effectuer cette analyse dans l’activité humaine, dans l’être vivant et dans le monde inorganique.

Le principe de finalité - Dans un premier temps, il est possible d’affirmer que tout être a une fin. Pour certains philosophes, ce principe serait le même que le principe de causalité, avec la même évidence, la même nécessité et la même universalité. Pour d’autres, ceci n’est pas soutenable, le principe de déterminisme étant jugé comme universel alors que le principe de finalité n’est que particulier. Vu que les êtres sont individualisés ou individualisables, il semble déjà possible d’écrire que le principe de finalité n’est pas un principe universel a priori ce qui semble évident par lui-même.

Si nous prenons maintenant la position de Thomas d’Aquin (in : Summa c. Gentes III, 2) : Omne agens agit propter finem. (…) Omne agens necesse est agere propter finem, on peut dire que la fin n’est cause que parce qu’elle meut l’agent à son opération. Et, par conséquence,  là où il n’y a pas d’action il n’y a pas de cause finale… Mais que vaut réellement le principe Omne agens agit propter finem ? Ainsi formulé, le principe est universel et évident par lui-même, le principe étant exigé par le sujet. Supposons un agent absolument indifférent en lui-même à tel ou tel effet déterminé ; de soi, cet agent n’agira pas plus dans un sens que dans un autre. Il n’agira donc pas, à moins qu’un autre agent ne vienne l’y contraindre, mais la question ne se pose alors pas pour ce nouvel agent. Maintenant, s’il est déterminé à tel genre d’effet un agent pourra aussi déterminer la cause ultérieure. Mais, de toute nécessité, il faut qu’une cause soit déterminée vers un but qui soit la fin de son action.

Se pose maintenant la question du principe de finalité dans les sciences. Francis Bacon affirmait  que la recherche des causes finales est stérile et, comme une vierge consacrée à Dieu, elle n’enfante rien. Cette formule a été adoptée par beaucoup de philosophes, principalement à partir du XIX° siècle, et sous l’influence des positivistes. Or, la finalité joue un rôle primordial non seulement en métaphysique, mais aussi dans les sciences particulières. Ainsi, les sciences morales et historiques insistent sur l’intention, alors que les sciences psychologiques et biologiques ont des vocables qui sont très nettement finalistes : l’esprit, la vie, …

De là certains admettent la recherche de la finalité interne, c’est-à-dire de la finalité d’organisation en ce que chez un même individu les différentes parties sont adaptées au tout qui est la finalité externe, de destination, en ce qu’un être serait fait tant pour lui-même que pour un autre. Mais, comme la cause finale est la cause des causes, ce qu’il ne faut pas oublier, la philosophie devra toujours aider les sciences à la déterminer autant que possible pour chacun des groupes d’êtres. ce n’est qu’à ce prix que l’homme arrivera à rendre le monde intelligible, car, comme le disait l’Aquinate : Idem est finis agentis et patientis, in quantum hujusmodi sed aliter et aliter ; unum enim et idem est quod agens intendit imprimur et quod patie intendit recipese.

L’existence de la finalité dans l’activité humaine, c’est-à-dire dans la vie délibérée - Chaque fois que nous effectuons un acte délibéré, nous (nous) proposons un but, nous avons une intention. Il n’y a pas d’illusion puisque nous ne sommes pas poussés à notre insu et irrésistiblement par une ou des forces physico-chimiques vers des buts qui s’imposeraient à nous et que nous ne choisirions pas. Certes, ces forces rendent notre action possible, tout comme elles peuvent la solliciter, voire même parfois l’incliner vers une direction ; mais il n’en reste pas moins vrai qu’elles ne la déterminent pas d’une façon nécessaire.

Nous devons donc avant d’aller plus loin nous forcer à analyser l’influence du but sur l’acte. Dans le cas présent, le but connu, choisi, voulu et poursuivi exerce une influence positive et capricieuse sur la cause efficiente intelligente. Ce but est cependant connu par l’intelligence comme un bien qui, parce qu’il est voulu, détermine la volonté à vouloir un acte ou une série d’actes jugés nécessaires ou utiles à l’obtention de ce but. Ce but fait passer la volonté de la puissance à l’acte, et, pour l’amour de ce bien, la volonté se décidera, et mettra en acte l’intelligence et le corps à la fin de réaliser ce bien. Ainsi, la fin voulue est vraiment une cause ; c’est même la cause des cause (Finis est causa causarum) puisque c’est sous son influence que la cause efficiente se décide à agir (Finis primum in intentionne, ultimum in executione).

L’existence de la finalité dans l’être vivant - Il est ici possible de distinguer deux plans, et ce afin de faciliter la réflexion.

Le plan de l’activité influencée par la connaissance sensible. Par exemple, nous observons un chat en présence d’une souris. Tout en lui est concentré vers sa proie. Tous les mouvements s’y adaptent harmonieusement, exception peut-être de ceux de la queue… Les uns de ces mouvements déclencheront les autres jusqu’à ce que le but soit atteint. Il y a donc ici successivement perception d’un objet, puis de sa convenance ; puis il y a éveil d’une tendance, et projection de cette tendance et de l’être tout entier vers cet objet désiré, l’attrait ainsi fondé déclenchant tous les mouvements ultérieurs. Il y a donc une intention consciente, une tendance consciente, même si cette conscience n’est pas réfléchie. Le but connu est vraiment, comme tel, une cause finale, cette cause finale paraissant se distinguer clairement des causes efficientes. Dans l’instinct en général il y a poursuite évidente d’un but qui est un bien soit individuel, soit, et c’est le cas le plus fréquent, spécifique, ce bien spécifique étant poursuivi au détriment du bien individuel. Ce but est plus ou moins confusément connu par l’animal, même s’il paraît parfois ne pas l’être. Mais, à l’observation, il apparaît que tous les mouvements, même les plus appropriés ou les plus ingénieux, sont commandés par la réalisation du but, sont orientés normalement vers la réalisation de ce but. Donc, ici, la fin est vraiment cause, les causes efficientes en jeu étant orientées par la cause finale.

Le plan de l’activité aveugle. Il s’agit là des activités d’où la connaissance semble absolument absente. Au-dessous de ces activités plus ou moins conscientes, on trouve le plan de l’activité vitale inconsciente, aveugle. Il en est ainsi des fonctions de nutrition, de la respiration, de la circulation sanguine du développement des êtres, de l’organisation de l’être vivant, etc… Nous sommes ici en présence d’une organisation où tout est conçu de manière à réaliser un type spécifique, stable, capable de se renouveler constamment, de se perpétuer dans l’ontogenèse. Par exemple, on trouve dans la vie cellulaire, qui est à la base de toutes les fonctions vitales, comme un certain plan, comme une idée directrice pour reprendre l’expression de Claude Bernard ; et ici, il y a collaboration, peut-être inconsciente, mais absolue vers un bien.

Ce plan et cette idée semblent comme commander ou diriger les forces physico-chimiques en jeu, invinciblement malgré leurs tendances à se dissocier, vers la réalisation du but, vers sa perfection, puis vers sa reproduction ou reproductibilité ; de plus, en même temps que les forces favorables sont utilisées, les forces favorables sont éliminées, permettant ainsi au terme d’être atteint ; nous y reviendrons à propos du monde inorganique. À titre d’exemple, tout se passe donc comme si la nature voulait qu’un gland soit le point de départ, mais aussi le principe, d’un développement qui, par différentes étapes, donnera un chêne ; tout se passe comme si la nature voulait qu’une cellule génératrice produise un embryon qui aboutisse par stades successifs, à reproduire le type des générateurs ; tout se passe comme si, en vertu de cette orientation, de cette intentio natura, les forces en présence étaient captées, coordonnées et dirigées pour réaliser un but fixé d’avance. À ce point de vue, il est naturel de dire avec l’opinion commune que l’organisation est une adaptation harmonieuse en vue d’un but, par exemple que l’œil est fait pour voir.

Les positivistes objectent à ce qui précède que parler de finalité est ici avoir une interprétation anthropomorphique des choses de la nature. Ils reprochent d’imaginer la nature comme un ouvrier intelligent qui voudrait créer une machine pour telle fin et qui adapterait ses différents organes en vue de cette fin. Ils objectent que la réalité est différente et qu’il y a confusion d’un résultat avec une fin voulue, supposant que toute cause efficiente est doublée de sa cause finale. Ainsi, selon eux, l’expérience ne dit pas que l’œil est fait pour voir, mais que l’on voit parce que l’on a des yeux. Par conséquence, les positivistes substituent au principe de finalité le principe des conditions d’existence, affirmant que cela peut se réaliser qui est rendu possible par des conditions préexistantes, ce qui ouvre d’ailleurs la voie aux plus extrêmes des théories évolutionnistes fondées non sur l’adaptation mais sur la seule lutte. Il n’y a donc chez les positivistes que des causes efficientes dont l’action est rigoureusement déterminée par d’autres causes efficientes, mais jamais de cause finale…

Le principe de finalité est pourtant incontestable. Toute la réalité de l’effet dépend certes de la cause efficiente, et, dans l’effet produit il n’y a rien de plus comme réalité que ce qu’il y a dans les causes efficientes. Pourtant, et même si ceci ne contredit pas formellement la théorie positiviste, il est déjà possible d’affirmer que les causes finales ne causes aucun tort aux causes efficientes ; en effet, elles se trouvent sur deux plans différents !

Par ailleurs, lorsque les positivistes affirment que l’on voit parce que l’on a des yeux, ils ne disent pas tout, oubliant la question fondamentale de savoir d’où vient non pas que l’homme voit mais qu’il ait des yeux et qu’il soit organisé de manière à voir ! Il est impossible de ne pas constater ici qu’il y a une adaptation harmonieuse de l’élément, de l’organe et de l’ensemble du corps à un but utile : la vue… On ne peut pas nier que l’œil es fait pour voir si l’on voit parce que l’on a des yeux ! En effet, ces deux phrases, non seulement ne s’excluent pas, mais encore ne s’opposent-elles pas ! Il y a donc finalité !

Comme des forces en présence produisent régulièrement les mêmes effets utiles, la récurrence régulière de ces effets exige une raison suffisante qui justement se trouve dans les causes finales. Et ce sont ces causes finales, qui sont une inclination fondamentale de la nature vers le terme unique, utile qui sont l’explication de ces récurrences.

Comme nous l’avons déjà dit supra, les causes finales ne remplacent pas les causes efficientes, ne leur ajoutent aucun pouvoir actif. Certes, le mécanisme matériel a raison de permettre de soutenir que la quantité de l’effet est due aux forces actives et encore que les conditions d’action d’une force sont la raison déterminante de cette action par le seul fait de la présence de ces forces. Mais, l’orientation des forces multiples d’un sujet vers un terme réclame toujours une cause, et il y a donc bien dans les activités inconscientes des êtres vivants une finalité, une cause finale !

Le plan de l’activité dans le monde inorganique. Si l’on considère les lois du monde sidéral, celles de la chimie, celles de la cristallographie, etc…, on trouve là encore des orientations convergentes, harmonieuses de causes multiples indifférentes pour un résultat utile avantageux ; il y a donc, là encore finalité. C’est ce que rappelle Thomas d’Aquin (in : Summa th. I, q. 2, art. 3) : Aliana quae cognitione carent operantur propter finem apparet ex hoc quod semper aut frequentius eodem modo operantur ut consequantur quod est optimum ; unde patet quod non a causu sed ex intentione perveniunt ad finem

Nous voyons souvent dans le monde physique un concert d’opérations nombreuses et variées, sans cesse renouvelées, aboutir à des résultats constamment utiles… Nous voyons divers groupes d’êtres se rendant régulièrement et constamment de mutuels services. À cette spécialisation heureuse du jeu de(s) forces générales de la matière, à la récurrence régulière, à la persistance des mêmes effets, il faut une cause suffisante. L’orientation harmonieuse et constante des forces multiples d’un sujet vers un même terme réclame une inclination fondamentale de la nature vers ce terme, donc une finalité.

Se pose maintenant la question du sens profond de cette finalité. Comment peut-on concevoir ces orientations des forces naturelles vers une fin ? Laissons de côté la finalité des êtres sensibles et raisonnables où la fin connue est évidente et exerce son attrait par les moyens de la connaissance. Intéressons nous aux seules activités inorganiques, aux seules activités aveugles…

La théorie scolastique soutient que l’adaptation et la tendance vers la fin ont été imprimées dans chaque être par le créateur intelligent comme ou loi ou comme nature de cet être : Ex quae non habent cognitionem non interivunt in finem nisi directo ab aliquo cognoscente et intelligente ; sicut sagitta a sagittante

La réponse des mécanistes nous est connue au travers de l’objection positiviste exposée supra.

 

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21 décembre 2009 1 21 /12 /décembre /2009 11:11
La notion d’être - Tous les êtres, existants ou possibles, ont ceci de commun d’être quelque chose à quoi il appartient d’exister d’une façon quelconque : id cui competit esses, id cujus actus est esse. Ce sont là les seules définitions que l’on puisse en fait donner de la notion d’être, puisqu’il s’agit de la notion la plus simple de toutes, et qui ne comprend ni genre, ni différence spécifique. C’est aussi ce qui fait toute la difficulté de la définition de l’être.

La notion d’être peut aussi être cernée à partir de ses propriétés. L’être a ainsi : ⒜ une propriété transcendantale puisqu’il s’attribue en propre, comme prédicat essentiel, à tous les êtres, à quelque prédicament qu’ils appartiennent. Cette propriété dépasse tous les genres suprêmes, tous les prédicaments, et, ainsi, elle s’applique à tous parce que tous ne sont que de l’être ; ⒝ une propriété confusément multiple. En effet, par le fait qu’elle s’applique à tous les prédicaments, qu’elle se réalise dans tous les êtres, la notion d’être n’exprime d’une manière précise aucune des façons d’exister, non plus qu’elle n’en exclut aucune. Dans les faits, elle les contient toutes ; ⒞ une propriété non générique. En effet, du fait qu’elle est transcendantale, la notion d’être n’est pas un genre ; ⒟ une propriété analogue parce que l’être ne se réalise pas dans tous les êtres d’une manière précise.

 

 

par soi-même (a se)

Dieu

 

 

Être :

actuellement

par une autre

en soi

substance

 

ce à quoi il appartient

 

créature

en un sujet

accidents relation(s)

qualité

quantité

d’exister

possiblement

être possible

 

 

 

 

de notre esprit seul

être de raison

 

 

 

 

Un terme appliqué à plusieurs sujets peut revêtir trois formes. Il peut ainsi être univoque quant il est et qu’il est appliqué à chacun d’eux dans un sens tout à fait semblable, équivoque quand il est appliqué à chacun d’eux dans un sens absolument différent, ou encore analogue quand il est appliqué à chacun d’eux dans un sens différent, mais cependant semblable à un certain point de vue. Mais il peut alors y avoir analogie d’attribution ou analogie de proportionnalité.

Dans le cas d’une analogie d’attribution, est analogue le terme attribué à plusieurs sujets à cause de leurs rapports divers à et avec un autre, appelé premier analogue, à qui ce terme convient intrinsèquement. Cette analogie se réalise entre Dieu et les êtres créés d’une part, et la substance et les accidents d’autre part. En effet, on ne peut attribuer l’être aux créatures, qui sont des êtres participés, qui ne sont qu’en situation de dépendance de l’être du créateur, tout comme on ne peut l’attribuer aux accidents qu’en dépendance de la substance en qui seule il leur appartient d’exister.

Dans le cas d’une analogie de proportionnalité, est analogue le terme attribué à plusieurs sujets parce qu’en chacun d’eux se réalisé, d’une façon différente certes, un rapport semblable, de telle sorte qu’il se forme entre eux une proposition, que cette proposition soit métaphorique lorsqu’elle exprime un symbole ou propre lorsqu’elle exprime une réalité. En effet, se trouve réalisé chez les différents êtres un rapport semblable à l’existence, et ce de façons diverses. Ainsi, Dieu a son existence par soi comme la substance est à l’existence en soi, alors que les accidents n’ont leur existence que dans un sujet.

L’être n’est donc ⒜ ni une notion univoque puisqu’elle contient actuellement toutes les différences réelles qui distinguent les êtres les uns des autres, ⒝ ni un terme équivoque, car tout être a ceci de commun avec les autres êtres son rapport à l’existence.

De ce fait l’homme n’est pas une émanation, mais une création de l’être divin, alors que l’agnosticisme est écarté car prétendant que nous ne pouvons rien savoir de Dieu, son être étant totalement différent du nôtre.

L’idée de néant - À l’idée d’être se trouve opposée l’idée de néant, qui en est la négation entis, ce qui fait par exemple dire à Bergson que le néant est une pseudo-idée. En effet, nous avons déjà le mot et une certaine image partielle d’être ; nous avons l’idée d’absence partielle d’être ; nous pouvons concevoir l’absence de tout être… Mais ce n’est encore qu’un néant relatif puisque cette idée de néant n’est pas connue par elle-même, mais seulement par opposition à l’être, ce qui fait que le néant ne peut être qu’une idée relative, car postérieure à l’être, et de plus non pas contraire. Il est donc possible d’affirmer, contre Hegel ou encore Sartre, que l’être et le non-être ne s’identifient nullement dans le devenir, le devenir étant le passage du non-être à l’être qui lui préexiste et non pas la fusion des deux !

Dans tous les cas, le néant ne peut exister que par rapport à l’être ou à sa connaissance, alors que l’être existe en dehors même du néant ou de son absence…

Les propriétés de l’être - Ces propriétés ne sont pas à confondre avec les lois générales de l’être, ni avec les principes premiers de la pensée, qui seront traités supra. Ces propriétés sont des notions qui découlent immédiatement de la notion d’être, qui n’expriment que l’être considéré à un point de vue particulier, et qui ne se distinguent pas réellement de l’être lui-même. Étant inséparables de la notion d’être, elles sont transcendantales comme elles, et tout être doit être considéré ⒜ en lui-même, car il est un ; ⒝ par rapport à l’intelligence, car il est une vérité, donc par rapport au vrai ; ⒞ par rapport à la volonté, donc par la recherche du bon, que ce bon soit réel ou non.

ⓐ L’unité

L’unité de l’être consiste dans la négation ou plutôt dans la réalité de toute division actuelle ; est un tout ce qui est indivis ! De ce point de vue, tout être est un et tout un est être ! En effet s’il est simple, l’être est indivisible, s’il est composé, l’être est toujours un en tant que formant ce composé, car il n’est plus cet être composé s’il se retrouve divisé en plusieurs parties, ou même déconstruit en ses parties fondamentales.

L’unité de l’être se fonde sur son identité, c’est-à-dire sur la permanence de l’être en ce qu’il est. Il faut bien retenir que l’identité n’est pas la ressemblance que celle-ci soit essentielle par le genre ou l’espèce ou encore accidentelle par la qualité ou la quantité. Un être peut ainsi semblable à un autre, mais il est toujours identique à lui-même, d’où son unicité. Au sens strict, l’identité peut être métaphysique, physique ou morale : ⒜ au sens métaphysique, elle est absolue, l’identité d’un être ne change en aucune manière, y compris dans sa substance ou dans ses actes ; cette identité est immutabilité, et ne concerne en fait que Dieu, que le divin ; ⒝ au sens physique, elle est quand l’être demeure le même dans son essence,, mais change dans ses opérations. On peut parler ici d’identité substantielle ; ⒞ au sens morale, l’identité n’est plus que dans un sens assez relatif. C’est par exemple la permanence dans l’être d’un corps social ou de l’être dans un corps social dont les individus peuvent changer, mais dont la forme demeure.

Par ailleurs, tout comme elle se distingue de la ressemblance, l’identité s’oppose à la distinction qui peut être : ⑴ réelle majeure, c’est-à-dire existant indépendamment de l’esprit. C’est ce qui existe, par exemple entre deux choses actuellement séparées (on parle alors de distinction réelle majeure adéquate) ou bien par exemple en le corps et l’âme qui sont deux substances incomplètes séparées mais formant un seul être, même si elles sont séparables (on parle alors de distinction réelle majeure inadéquate) ; ⑵ réelle mineure entre les éléments d’une seule et même chose qui sont séparables d’elle, mais non réciproquement. Ainsi, le mouvement a une direction et une force qui sont deux réalités distinctes… Ainsi notre pensée qui est le produit, une émanation de notre esprit, mais qui ne peut exister sans lui.

À noter que ces diverses distinctions posent les questions de l’essence et de l’existence…

Si l’on se place maintenant sur un plan logique, l’unité se constitue par l’intelligence d’un objet réellement un. Mais ceci peut se faire de deux manières : ⑴ sans fondement dans ou sur la réalité. Il y a dans ce cas uniquement œuvre de l’intelligence qui compose le même avec le même. C’est par exemple le lien existant entre le défini et la définition. Ici, l’unité est purement logique ; ⑵ avec fondement dans ou sur la réalité lorsque deux concepts répondent tout à la fois à une réalité unique mais équivalente à plusieurs, et la présentent à l’esprit sous des aspects formels différents. L’unité peut ici être majeure entre deux concepts qui peuvent être pensés l’un sans l’autre, bien que réalisés dans un même objet (questions de l’animalité et de la rationalité), ou encore mineure entre deux concepts dont l’un inclut implicitement l’autre, par exemple le lien entre l’être et l’un. dans ce cas, malgré le fondement dans la réalité, on parle d’unité virtuelle…

Se pose maintenant la question de savoir comment reconnaître la distinction logique et la distinction réelle. Ceci est finalement relativement aisé par la séparation réelle et actuelle, par la séparabiilité mutuelle ou non mutuelle, par la variation indépendante des choses inséparables, par l’origine d’un élément par rapport à un autre, enfin par opposition des concepts adéquats.

ⓑ La vérité

La vérité est toujours adequatio rei et mentis. On appelle vrai ce qui est conforme au type idéal par lequel nous nous représentons la nature d’un objet. La réalité peut donc être ontologique (rei ad mentem) ou logique (mentis ad rem).

La grande question qui se pose est celle de savoir d’où vient ce type idéal auquel l’être doit se conformer, de savoir où il réside… Il est déjà possible de répondre contre Platon qu’il ne vient pas d’un monde réel à part ayant une existence éternelle indépendante de la pensée, d’un monde matériel où cet esprit réglerait toute expérience… On peut de même répondre contre les ontologistes qu’il ne vient pas d’une intuition directe de Dieu en tant que vrai et bien. C’est en fait notre esprit qui le forme en lui par abstraction et par réflexion. Cette conformité suppose qu’il y a dans l’être de quoi lui permettre la connaissance et la compréhension par l’intelligence, ce qui permet à l’être d’être intelligible à l’esprit. Et ceci n’est possible que parce que l’être est lui-même le produit de l’Intelligence incréée, donc de Dieu, prédestiné par Dieu à lui-même. Ainsi, tout être est vrai ! Tout être est vrai pour au moins deux raisons, à la fois parce qu’il est conforme à l’Intelligence divine, et parce qu’il est capable de se rendre conforme d’autres intelligences puisqu’il lui suffit, pour être connu d’elles, qu’il soit de l’être. De ce fait, tout homme est ontologiquement vrai !

Se pose donc inévitablement la question de la fausseté de l’être, cette fausseté se définissant inadaequatis mentis et rei difformitas positiva. On commencera par dire qu’il ne peut y avoir de fausseté ontologique dans les êtres puisque tous sont conformes à une idée exemplaire divine dont Dieu a voulu la réalisation et que tous sont aptes à se faire connaître par d’autres intelligences. Mais il peut néanmoins y avoir fausseté ontologique secondaire dans les œuvres, dans les causes intelligentes créées par suite des imperfections et des manques de l’activité efficiente des êtres. Dans tous les cas, une chose ne peut être dite fausse pour nous que par une ressemblance accidentelle de nature à tromper notre intelligence.

Donc, comme le néant est une pseudo-idée, car dépendant de l’être, le faux est lui aussi une pseudo-idée, car dépendant de la vérité ! Néant et faux ne sont pas puisque fondés sur l’être et sur la vérité, et ce même s’ils en sont la négation ou le refus, même non conscients ; ils n’existent pas car ils en dépendent ! Et il sera possible de dire là même chose du mal qui ne peut exister que si le bien lui préexiste !

ⓒ La bonté

La notion de bonté est tirée de l’expérience. Nous appelons bon ce qui plaît à nos sens, ce qui cause à nos sens une impression agréable, une impression de bien-être ? Ainsi, nous appelons bon tout ce qui émeut, sollicite nos appétits, c’est-à-dire nos tendances, que celles-ci soient sensibles ou intellectuelles. Par suite, la bonté est la qualité d’une chose qui est agréable ou désirable, mais aussi ce qui convient aux exigences de l’être.

La question qui se pose est alors celle de savoir pourquoi une chose est désirable. C’est en fait parce qu’elle répond à un besoin de notre être, car elle correspond à une absence en nous. Et c’est pourquoi Dieu est bon, car il connaît nos besoins et ce qui est absent en nous, nous l’offrant dans son infini bonté, même si nos sens ou nos sentiments peuvent nous pousser à le refuser !

La nature commune de tout ce qui est bon tient en ce qui est l’objet de tendance naturelle des êtres, in quod omina appetiunt, quod nondum possemum movet appetitum ad desidandum et quaerendum. Possessum vero quietat appetitum ut id in quo appetitud quievit, quo gaudet vel fruitur. La tendance naturelle des êtres est la bonté, et Dieu cherche à la combler, y compris par sa création, comme nous le dit la Genèse, mais l’homme, par son être, peut refuser ce qui est offert par Dieu…

D’un point de vue objectif, les êtres sont bons non à cause d’un rapport qu’ils ont ou auraient avec un appétit, mais à cause du rapport qu’ils ont avec une fin, avec un but qu’ils doivent réaliser, quand ils sont aptes à le réaliser. On peut donc dire à ce propos que la bonté est adaptatio naturae olicujus ad finem.

Il est cependant possible de ramener ces deux notions à une seule : l’être est bon en tant qu’objet de désir, mais cette appétibilité n’est qu’un effet de la bonté, car elle suppose mais ne constitue pas ; une chose n’est pas bonne parce qu’elle est désirable, mais elle est désirable parce qu’elle est bonne.  Mais pourquoi est-elle bonne ? bref, posons-nous la question de la constitution profonde de la bonté. Une chose est bonne parce qu’elle possède en elle quelque chose qui correspond aux convenances du sujet par rapport auquel la chose est appelée bonne. Mais comment cela est-il possible ? L’observation permet de dire que tous les êtres ont une réalité propre ; mais cette réalité est incomplète. En effet, les êtres manquent sur certains points de quelque chose qui les achèverait, et, conscients ou non, ils poursuivent et recherchent cette perfection par leurs opérations ; l’être n’est donc complet que lorsqu’il a atteint cette perfection, du moins, il est complet sous l’angle de la bonté.

Par conséquent, cet achèvement est réellement la fin pour laquelle et vers laquelle sont ordonnés les êtres par leur nature propre… Il est la fin pour laquelle les principes actifs de l’être entrerons en jeu jusqu’au moment où elle sera réalisée. La fin de l’être est donc son bien, soit parce que sa possession complète sa réalité déficiente, soit parce qu’elle attire, détermine l’être lui-même à poursuivre, à atteindre sa propre perfection. La nature intime du bien consiste donc dans la tendance d’un être à son achèvement, dans l’orientation et l’aptitude de l’être à atteindre sa fin. L’attrait, le désir, la puissance ne sont donc que des effets du bien, à la condition qu’ils soient maîtrisés, auxquels cas ils ne sont que leurs propres pseudo-idées.

Il est dès lors possible de distinguer entre ⑴ le bien objectif en tant qu’il convient à une nature donnée et le bien subjectif en tant que délectable, et ⑵ le bien utile, c’est-à-dire le bien recherché comme moyen, le bien honnête, c’est-à-dire le bien recherché comme fin, et le bien délectable qui est celui recherché comme repos dans la fin. Lorsque l’on parle de bien honnête, il ne s’agit pas ici de l’honnêteté au sens moral, étant ici celui qui convient à la nature douée de raison.

La thèse soutenable serait donc celle selon laquelle tout homme serait métaphysiquement bon, ce qui ne doit pas nous conduire par là à entendre que tous les êtres sont bons sous tous les rapports ; par contre, il est possible de soutenir que tout être dans ce monde a sa propre bonté.  D’autre part, lorsque nous avons dit que la bonté est une propriété transcendantale, nous voulons dire que tout être est bon en soi et pour soi. Mais il s’agit ici de l’être réel et de la bonté réelle, car la notion de bien implique une relation ; il s’ensuit qu’un même être peut être bon ou mauvais selon le point de vue ou le moment.

La première preuve en est que toute substance a une tendance naturelle, qu’elle soit consciente ou non, vers une fin. Or, l’adaptation du sujet à sa fin constitue sa bonté intrinsèque. De ce fait, tout être substantiel est a priori bon par nature et par essence, prédestiné à la bonté, même si l’être conscient peut, de par sa liberté intrinsèque, refuser cette bonté. Pourtant, l’observation permet d’ailleurs de constater que tout être possède des opérations qui lui sont propres et qui ne tendent pas vers un effet déterminé, vers une fin ; mais ceci n’est pas contradictoire, car ces opérations ne sont que la manifestation de la tendance de tel être et de son aptitude à poursuivre telle ou telle fin. On peut objecter qu’il est des cas où il y a inadaptation de l’une ou l’autre puissance active par rapport à la fin du composé complet de l’être ; certes, il est vrai qu’il peut y avoir certains désordres partiels dus à des causes étrangères, mais il n’en reste pas moins vrai que l’être en tant que tel demeure ordonné vers sa fin, étant strictement apte à la réaliser.

Une seconde preuve est que tout être, en tant qu’être, est en acte, et, d’une certaine manière, parfait, d’autant plus qu’il est créature de Dieu. Or, le parfait est objet des facultés d’appétit, et il est donc désirable, et donc, de ce fait, bon. Aussi, tout être est désirable dans la mesure où il est parfait, et Dieu lui-même est désirable par tout être en ce sens qu’il est la perfection même !

Se pose donc la question du mal. C’est un fait que le mal existe ; c’est un fait que nul ne songe à le nier. Mais, si toute nature est bonne, comment le mal peut-il donc exister ? Donc, quel est-il ? quelle en est la cause ? Dans une acception impropre, le mal est défini comme étant ce qui est la négation du bien, ou d’un plus grand bien ; mais le nom exact de ce mal, qui est métaphysique, est celui d’imperfection. En fait, à proprement parler, le mal est ce qui contrarie le bon, ou plus exactement ce qui contrarie la nature d’un sujet, donc va à l’encontre de la volonté-bonté de Dieu, ou plus exactement de la prédestination de l’homme par Dieu. Ce mal ne se constitue pas en une entité absolue, car il n’est pas de toute éternité, ce qui fait qu’il est essentiellement relatif et relié à l’être lui-même, car étant l’absence d’un bien exigé par le développement normal de la nature d’un être. Donc, formellement, le mal est une privation ; or, la privation suppose un sujet, étant la négation d’une fin qui lui est naturelle. Le mal suppose donc pour être : - la réalité positive du sujet dans lequel il se trouve ; - et, de plus, dans ce sujet, la privation d’une perfection qui lui est due doit exister. Donc, le mal ne peut en aucun cas être une substance, ni même une réalité positive. Le mal est toujours relatif, consistant en la privation d’un bien naturel, que ce bien soit l’unité, la vérité ou la bonté.

Se pose donc la question de la cause du mal, et il est ainsi possible de distinguer : ⒜ la cause matérielle, qui est le sujet affecté de cette privation, alors même que le sujet est toujours un être positivement bon en soi ; ⒝ la cause formelle qui n’existe pas en tant que telle puisque toute cause formelle est cause d’être. Or, le mal n’est pas création, tout comme il est privation. Donc… ; ⒞ la cause finale. Pris comme tel, un mal ne peut être pris comme un être objet de désir. On ne désire pas le mal pour le mal, surtout pour soi, mais le plus souvent le mal pour un plus grand bien personnel ; par exemple, celui qui se suicide cherche la mort dans l’espoir de se débarrasser de la vie qu’il juge lui apporter un plus grand mal. Aussi, la volonté ne peut vouloir le mal que si l’intelligence le lui présente comme bon pour elle dans l’instant. La liberté n’est donc pas le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, mais bien entre deux objets que l’intelligence montre comme partiellement bons pour le sujet. De ce fait, le pouvoir de pêcher n’est pas essentiel à la liberté de l’homme, même si Dieu à donné à l’homme la liberté, y compris celle de se damner, mais de sa propre volonté par ses choix ; ⒟ la cause efficiente, la vraie question étant de savoir si le mal peut en avoir une. La réponse à cette question est positive, évidente. Pourtant, la cause efficiente doit produire quelque chose de positif, alors même que le mal n’est qu’une privation. Il est donc par nature et par essence impossible que la cause efficiente produise directement le mal ; mais, par contre, elle le produit indirectement. C’est ce qui fit dire à saint Augustin, cité par Leibniz, que le mal n’est pas une cause efficiente mais une cause déficiente. Mais, si la cause efficiente est toujours bonne, comment une cause bonne peut-elle produire le mal ? Il y a trois réponses possibles : - ou bien parce que la cause est imparfaite ; - ou bien parce qu’elle est entravée dans sa progression par des obstacles dus au sujet lui-même, ou encore venus du dehors ; - ou enfin l’effet que tend à produire la cause efficiente est incompatible avec la perfection qui se trouve dans le sujet, et, dès lors, la cause efficiente ne peut produire son effet de mal qu’en éliminant cette perfection antérieure.

Dans tous les cas, le développement de la vie exige le sacrifice de certaines perceptions premières de l’intelligence, leur dépassement, donc celui de ce qui est inférieur à la fin de l’individu.

L’erreur des manichéens aura été de vouloir poser comme deux principes éternels égaux le bien et le mal, alors que le mal est quelque chose de créé, de second à l’être. L’erreur manichéenne est de voir dans le mal quelque chose de positif en ce sens qu’il exige une cause intrinsèquement mauvaise, faisant ainsi admettre qu’il existe un principe éternel et créateur intrinsèquement mauvais ; c’est aussi la dérive de certains satanismes actuels. Or, le mal n’est jamais quelque chose de positif, et n’exige pas une cause directe et mauvaise. De plus, l’idée même d’une cause efficiente intrinsèquement mauvaise implique une contradiction dans le sens de l’être, ce qui fait qu’elle ne peut pas exister. Enfin, le mal étant une privation, étant du non-être, il ne peut être un principe intrinsèque !

Les lois générales de l’être - Il faut, pour finir, grouper en une seule vue d’ensemble les vérités fondamentales que nous avons jusqu’alors dégagées de la réalité. Il nous reste à les formuler en lois générales ou universelles, et à les composer avec les principes premiers de la pensée.

La première de ces lois tient en le caractère primordial de l’être qui est d’avoir un rapport à l’existence : l’être est ! Tout être est ce qu’il est : le non-être n’est pas ! Et un même être ne peut pas en même temps et du même point de vue être et ne pas être. C’est la loi d’identité ou de non-contradiction.

Nous avons vu que les êtres sont, mais ils agissent aussi suivant leur nature. L’examen de ce fait, aussi universel que le précédent, permet de nous manifester deux lois évidentes : ⒜ la loi de causalité selon laquelle tout ce qui n’est pas par soi ceci ou cela l’est nécessairement par un autre ; ⒝ la loi de finalité selon laquelle tout ce qui agit agit d’une façon déterminée en vue d’un terme.

Enfin, comme les sujets changent souvent quant à des formalités secondaires sans cesser pour autant de rester les mêmes dans leur fond intime, il est possible d’énoncer la loi de substance selon laquelle tout changement essentiel suppose la présence d’un être substantiel dans le sujet.

Ces quatre lois sont nécessaires et universelles, car elles nous apparaissent à l’analyse de l’être existant et agissant lui-même. De plus, à l’exception de la loi d’identité, elles ne sont pas applicables à l’acte pur qui n’a pas d’indéterminations, et ce même si elles nous permettent de nous élever à Dieu.

Les principes premiers de la pensée - Par ailleurs, notre pensée obéit à un certain nombre de principes premiers. Quand notre raison analyse ses opérations, elle en dégage des lois qui sont comme les points de départ, les régulateurs, les stimulants de son activité.

Le premier de ces principes est le principe de contradiction, c’est-à-dire celui sans lequel la pensée se détruit elle-même, celui qui règle toutes les opérations logiques. Mais, aux yeux des hommes, le monde est surtout un immense problème, une énigme, énigme qu’il cherche à résoudre. Il existe donc à côté du principe de contradiction, principe statique, un principe dynamique qui pousse l’esprit à chercher la raison d’être des choses et des faits, et ce afin de les comprendre ; il s’agit du principe de raison suffisante, tout être ayant sa raison d’être.

Le principe de contradiction occupe le premier rang dans l’ordre ontologique, dans l’ordre logique et dans l’ordre psychologique, alors qu’il n’est pas loi de l’être, à la différence de son inverse, ce qui démontre bien à la fois la double dimension de l’homme, la différence entre le corps et l’âme, ainsi que leur complémentarité.

De ces deux principes découlent un certain nombre de principes premiers dérivés : ⑴ le principe de causalité selon lequel tout être a une raison d’être de son existence ; ⑵ tout être a une raison d’être de son activité, la nature d’un être se reconnaissant à ses activités ; ⑶ le principe de finalité selon lequel tout être a une raison d’être de sa causalité efficiente actuelle.

Cohérence entre les lois de l’être et les principes de la pensée - Finalité et causalité sont donc à la fois des lois de l’être et des principes dérivés de la pensée de l’être… On notera donc que ces principes premiers, de même qu’ils expriment les lois universelles et nécessaires de tout être, sont aussi universels et nécessaires à la pensée, pour tous les esprits, ce qui n’est finalement pas illogique, surtout si l’on se souvient bien de l’union du corps et de l’âme en l’homme. On peut de même dire que les principes premiers de notre raison ne font qu’exprimer les lois universelles de l’être ; c’est là chose toute naturelle, l’intelligence étant le miroir de l’être, son objet formel, se devant d’en refléter activement d’abord les lignes, puis les lois les plus générales. Ces principes ne sont les lois de l’être pensé que parce qu’ils expriment les lois de l’être en lui-même…

 

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20 décembre 2009 7 20 /12 /décembre /2009 19:48

Dans les êtres concrets, singuliers, nous constatons des modifications plus ou moins nombreuses, et ce alors même que l’individu reste d’une certaine manière le même. Nous expérimentons ce constat en nous-mêmes, puisque, malgré notre activité, il y a permanence de notre moi intime. On remarquera aussi que ces diverses modifications peuvent varier selon des individus de la même espèce, alors même qu’elles peuvent être identiques entre individus d’espèces différentes. Il y a donc besoin de définition, et nous appellerons substance le sujet que nous croyons permanent en qui s’opère ces modifications, alors que les diverses déterminations de ces modifications sont appelées des accidents.

Aperçu historique - La question qui se pose est de savoir si, par delà le constat des apparences, il existe réellement des substances et des accidents. Il est possible en effet de percevoir des divergences de conception au fil de l’histoire de la philosophie.

Descartes allait nier toute existence des accidents réellement distincte de la substance. Pour lui, la substance créée n’a qu’un attribut qui est dans les corps, l’étendue… Dans les esprits, c’est la pensée et cet attribut constitue son essence. Partant de là, certains philosophes allaient faire le distinguo entre le nous voyons, c’est-à-dire l’étendue modifiable indéfiniment, et le nous constatons, c’est-à-dire le fait de la pensée intermittente. Comme il n’y a pas dans cette approche de sujet permanent, il y a négation de la substance en tant que telle.

Cette approche avait été favorisée par Locke qui, par une suite de principes empiriques, et sans pour autant nier l’existence de la substance, allait en déformer la notion. On suppose, dit-il, je ne sais quel rapport, on imagine que ces qualités (sensibles) ne peuvent subsister sine se subsistante et ce support supposé et inconnu on l’appelle une substance. Nous pouvons constater ici tout le danger d’une vision purement imaginative dans un domaine intellectuel. En effet, dans cette pensée, on se représente la substance comme quelque chose d’inerte, de caché sous les phénomènes seuls connus, alors que l’on imagine les accidents comme une fine pellicule, une couche extérieure de peinture, une mosaïque, jouissant d’une existence autonome, qui serait seule perçue et sous laquelle dormirait une substance inactive, telle une pelote complètement cachée par les épingles piquées sur elle (W. James).

On en vient ainsi à affirmer : ⑴ comme Hume et les Phénoménistes, que la substance n’est que le résultat d’une habitude subjective produite par l’association de phénomènes ; ⑵ comme Kant, que la substance n’est qu’une forme a priori de l’entendement.

Une troisième approche aura été celle de Bergson selon lequel la substance serait le produit du morcelage utilitaire accompli dans la réalité fluide. De ce fait, l’intelligence serait incapable de saisir la réalité fluante telle quelle. Il écrit ainsi, dans La pensée et le mouvant : De ce qu’un être soit en action, peut-on conclure que son existence soit évanouissante ? (éd. PUF, 93ème éd., 1975, p. 163, n. 1), ou encore, à propos de ce que la réalité est mobilité : Encore une fois, nous n’écartons nullement par là la substance. Nous affirmons au contraire la persistance des existences. Et nous croyons en avoir facilité la représentation. Comment a-t-on  pu comparer cette doctrine à celle d’Héraclite ? (p. 211, n. 1), ou enfin : Plus, en effet, nous nous habituons à penser et à percevoir toutes choses sub specie durationis, plus nous nous enfonçons dans la réalité réelle. Et plus nous nous y enfonçons, plus nous nous replaçons dans la direction du principe, pourtant transcendant, dont nous participons et dont l’éternité ne doit pas être une éternité d’immutabilité, mais une éternité de vie. Comment, autrement, pourrions nous vivre et nous mouvoir en elle ? In ea vivimus et movemur et sumus (p. 176).

En résumé, il est possible de dire que beaucoup de philosophes rejettent toute différence entre substance et accident. Ainsi, il est possible de voir trois grandes approches : ⑴ certains disent que nous percevons des phénomènes intérieurs, alors que d’autres pensent que ces phénomènes sont extérieurs. Mais ils pensent aussi que nous ne percevons rien de plus, donc qu’il ne faut rien affirmer de plus que ces perceptions matérielles et réelles ; ⑵ pour d’autres, la substance n’est qu’une création, soit de l’imagination, soit de l’intelligence, ou encore par association ou application d’une forme a priori ou à la fin de l’utilité de la seule vie pratique ; ⑶ enfin, pour d’autres, les notions de substance et d’accident sont inutiles puisque seuls les phénomènes sont connaissables, la substance étant indéterminée, donc inconnue et inconnaissable.

La formation des notions de substance et d’accident - Il est cependant possible de réfuter toutes ces approches, car elles oublient qu’à la base de tout se trouve une question, celle de l’origine de ces notions de substance et d’accident. Il faut en effet prendre en compte deux temps : celui de la connaissance spontanée et celui de la connaissance réfléchie.

J’ouvre les yeux, j’étends mes mains, je vois un tableau, je perçois une étendue… Je fais par là même acte de connaissance spontanée. En même temps que la connaissance sensible, je perçois avec mon intelligence une sensation, celle d’un objet coloré, d’un objet résistant, du lieu étendu, mais aussi une sensation immatérielle non forcément identiquement partagée par un autre être. Néanmoins, dans cette première connaissance intellectuelle je ne compose pas, je n’analyse pas ; je me contente de percevoir le tout dans sa complexité, sans séparer modalité, propriété et activité. Cet être que je perçois, je le conçois immédiatement comme distinct de moi et d’autres objets, tout comme je me le représente comme existant en lui-même, et ce parce que c’est ainsi qu’il m’apparaît et qu’il apparaît. C’est ainsi spontanément que se forme la notion d’un être existant en soi, en dehors de moi, un, distinct des autres. Néanmoins, la notion est ici immédiate et confuse…

Mais il y a un deuxième temps, celui de la connaissance réfléchie. Par la réflexion, nous revenons sur le concept confus ; par analyse, nous revenons sur ce tout concret, sur l’expérience de notre rencontre avec ce tout. Si cette réflexion n’ajoute rien à la perception matérielle, elle est explicite. Nous voyons ainsi que certains réalités dans cet être concret ne justifient pas la notion d’un être un en soi, d’un être qui se suffit à lui-même ; d’ailleurs, une œuvre d’art se suffit-elle à elle-même sans celui qui la regarde ? Toujours est-il que nous voyons des couleurs, une étendue… Sans doute nous apparaissent-elles comme des réalités, mais non pas comme des réalités existant en elles-mêmes, mais comme des réalités ayant besoin d’un sujet en qui elles se réalisent. Par suite, il appartient à ces étants d’exister en un autre. Et si nous nous posons la question au sujet de cet autre de savoir si nous devons chercher un nouveau sujet d’inhérence, l’expérience nous montre que l’étendue ou la couleur ne peuvent exister sans le tableau. Celui-ci n’est pourtant pas la propriété d’un autre être, car il existe en soi et par soi. De ce fait, nous apportons, nous percevons une différence essentielle et réelle entre les accidents et le sujet, y étant contraints par la réalité, mais aussi par notre intelligence propre. On en arrive donc à l’évidence de la notion réfléchie, distincte, ferme de substance et d’accident, la substance étant id cui competit esse in se, non in alio, alors que l’accident est in qui completit esse in alio tanquam in subjecto inhaesionis.

La substance est donc : ⒜ dans sa définition nominale, sub stare, ce qui se trouve sous les déterminations secondaires et adventices sous lesquelles un objet se manifeste à nous ; ⒝ dans sa définition réelle, id cui esse in se, ce qui existe en soi, car exister en soi c’est exister d’une existence propre et individuelle.

De même, l’accident est : ⒜ dans sa définition nominale, occidit, ce qui survient, ce qui s’ajoute à autre chose ; ⒝ dans sa définition réelle, ce à quoi il appartient d’exister dans un autre être comme dans un sujet d’inhésion, c’est-à-dire un sujet ou un être dans lequel l’acte, la puissance ou l’objet est essentiellement inséparable de l’être auquel il est lié ; on est ici très proche de la notion d’inhérence, mais avec une idée vitale encore plus forte.

Ainsi, bien que doué d’une véritable réalité, l’accident ne peut être qualifié d’être ; par contre, il est une détermination de l’être. Ceci nous montre pourquoi notre intelligence saisit le sujet de l’activité et d’existence en qui existent les accidents. De plus, cela nous montre que notre intelligence ne forme la notion d’accident que par analogie avec la notion de substance. L’accident est donc subordonné à la substance dont il dépend, ne pouvant exister par lui-même en l’absence de substance.

En fait, dès l’acte intellectuel nous acquérons la notion immédiate, mais confuse, cette notion présentant quelque chose d’existant in se et en qui se justifie la notion de substance. Mais cette notion ne nous fournit pas la substantialité d’être existant… C’est pour cette raison que les positiviste rejettent à tort d’une manière générale la légitimité de l’analyse par laquelle explicitement et formellement est dégagé ce que l’intuition sensible et la première perception intellectuelle contenait d’une façon matérielle.

De même, d’erreurs sur la perception et la nécessaire relation, il existe un nombre certain de définitions inexactes de la substance : ⑴ pour Descartes, la substance est une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister. Ainsi définie, la seule substance possible serait Dieu lui-même… ; ⑵ pour sa part, Spinoza entend par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose, duquel il doive être formé. Ici Leibniz oublie qu’exister en soi n’est pas nécessairement exister par soi, et, là encore, la seule substance possible serait Dieu lui-même… ; ⑶ selon Leibniz, la substance est ens vi agendi praeditum, seulement une force. Il réduit en fait la substance à la seule expression d’une propriété de la substance ; ⑷ enfin, selon les Modernes, la substance est le substrum permanent de qualités variables et multiples, ce qui est incomplet, s’appliquant en fait bien plus au support, n’indiquant de plus qu’une fonction secondaire de la substance créée…

Les diverses sortes de substance(s) et d’accident(s) - Pour éviter ces confusions, observons que nous n’avons pas d’intuition sensible de la substance comme réelle, l’expérience nous donnant quelque chose de concret, alors que ce quelque chose n’est pas vu et touché en tant qu’être mais comme étendu et coloré. Ainsi, en tant que substance, cet être est objet d’intelligence, même si cette intelligence est distincte de la notre, car n’existant qu’au travers d’une autre intelligence, sauf dans le cas d’un être animé. En fait, nous ne connaissons pas immédiatement la nature spécifique des substances que nous connaissons d’une façon indirecte et par induction.

Et nous devons en fait distinguer diverses sortes de substance : ⑴ la substance première, qui est celle considérée à l’état concret, individuel. C’est l’exemple de la pierre… Elle est ainsi appelée parce qu’elle est la première perception et surtout parce qu’elle réalise plus parfaitement la nation de substance, car n’ayant pas de sujet d’inhésion, n’étant ni dans l’ordre ontologique, ni ans l’ordre logique ; ⑵ la substance seconde, qui est celle considérée à l’état abstrait, universel… C’est par exemple l’homme… La substance seconde a donc un sujet d’inhésion, au minimum dans l’ordre logique, les individus auxquels ont l’attribue : Jacques est un homme, cette pierre est du marbre… ; ⑶ la substance spirituelle ou corporelle, selon qu’elle peut ou non exister indépendamment de la matière.

Par ailleurs, la substance peut être : ⑴ incomplète lorsqu’elle est simplement un principe substantiel destiné à former avec un autre principe substantiel un tout substantiel unique, partageant ainsi le même acte d’existence. Ce sont les briques et le ciment qui forment le mur ; ⑵ complète quand elle est fait pour exister à elle seule en soi.

De même, parmi les accidents, il est permis de distinguer les accidents propres à l’espèce, qui résultent de la forme substantielle spécifique et qui sont donc communs à tous les individus de cette espèce, des accidents propres à l’individu, qu’ils soient séparables ou inséparables du sujet…

En dernière analyse, il est possible de dire que les accidents résultent du principe passif qu’est la matière et que c’est par eux que l’on découvre les caractères individuels des sujets distincts d’une même espèce.

La réalité des substances - Se pose maintenant la question de la réalité des substances. Les substances existent-elles ? Il est possible de répondre positivement à cette question. Et il est possible de le prouver soit par l’expérience, soit par la raison, les deux preuves ne s’excluant pas.

Dans le cadre de la preuve par l’expérience, il faut distinguer l’expérience interne de l’expérience externe.

Dans le cadre de l’expérience interne nous avons conscience de notre propre existence, de notre moi permanent, stable, identique, indépendant, même s’ils se trouvent sous le flux continu des modifications accidentelles. Ces modifications nous apparaissent comme nôtres, comme reçues et produites en nous, par nous, donc existant en nous. L’opposition réelle de ces modifications avec le moi permanent qui en est le sujet, mais qui n’est le sujet de rien d’autre, confirme ici la notion de substance.

Dans le cadre de l’expérience externe, ce que nous connaissons n’est pas une couleur ou une étendue isolée, sans sujet, mais quelque chose de coloré, de chaud, d’étendu… Ainsi, le phénoménisme qui prétend n’admettre que les données de l’expérience se trouve ruiné ! ce qui est perçu n’est ni la substance toute seule, ni les accidents tous seuls, mais la substance déterminée par ces formalités secondaires sensibles que sont les accidents ; c’est la substance qui existe au sens plein du mot, qui est connue de nous en tant que colorée, étendue, etc…, qui est connue par les sens capables de ces sensations tout comme par notre conscience ; c’est cette substance qui est perçue plus ou moins confusément par l’intelligence dont l’objet formel est l’être, dans son être substantiel. À la lumière de cette évidence l’opposition vaine qu’établissent les auteurs modernes entre la substance inconnaissable et les phénomènes seuls connus se trouve dissipée. Un phénomène déterminé est un sujet qui apparaît sous telle formalité déterminée de couleur, de chaleur, de dimension, … Or, toute apparition suppose quelque chose qui apparaisse, une apparition pure étant une absurdité. Tout ceci peut se résumer par ces mots de Jacques Maritain, tirés d’Éléments de philosophie : L’objet n’est pas vu et touché en tant que substance. En tant que substance, il est conçu en tant que vu et touché ; il est du coloré, du résistant… (…) (la) substance intelligible per se n’est sensible que par accident.

La distinction de la substance et de l’accident - Pour éviter toute confusion, il nous est ici nécessaire d’insister à nouveau sur la distinction entre la substance et l’accident. Il est évident qu’il existe au moins une distinction logique virtuelle fondée sur la réalité ; mais y a-t-il deux réalités incomplètes dans l’univers formant un être un par soi ? Alors que les cartésiens nient toute distinction réelle entre la substance et l’accident, les scolastiques affirment avec raison la distinction réelle ; comme on pourrait craindre que cette distinction nuise à l’unité de l’être, ils mettent bien en évidence qu’il faut considérer substance et accident comme étant deux réalités incomplètes qui sont enveloppées par un seul et même acte d’existence, ne formant qu’un seul sujet substantiel… Deux preuves semblent exister de cette distinction. La première de ces preuves est tirée du changement ; ainsi, nous avons conscience que les accidents, c’est-à-dire les modifications de notre moi, ne s’identifient pas totalement à notre moi substantiel. Par ailleurs, on ne peut nier qu’il y ait dans tous les êtres de la nature des changements qui les affectent en eux-mêmes. Or, un changement intrinsèque ne se comprend que par la perte ou par l’acquisition d’une réalité. De plus, un être ne peut être identique ni à une réalité qu’il a eu, ni à une réalité qu’il aura. Donc l’existence des changements intrinsèques en nous et hors de nous prouvent que la substance et les accidents qui viennent l’affecter réalisent une composition réelle. Ainsi, nier que les accidents ajoutent une réalité à la substance qu’ils affectent serait soutenir soit que tous les changements sont substantiels, soit qu’il n’y a pas de changement de la nature, ces deux propositions étant insoutenables et présentant de plus des contradictions identiques. Par ailleurs, ces deux conceptions sont distinctes et s’opposent d’une certain façon de manière contradictoire, l’une étant la négation de l’autre. Or, une seule et même réalité prise au même point de vue, c’est-à-dire existant in se vel in alio, ne peut pas faire l’objet de deux concepts ou de deux conceptions distincts, ni a fortiori de deux contradictoires, et ce bien que ne formant qu’un seul être.

Les rapports entre substance et accident - Pour commencer, on remarquera que la présence d’actes secondaires dans un être montre bien que cet être est lui-même composé de puissance et d’acte, car s’il reçoit des accidents c’est qu’il était par rapport à eux en puissance de les recevoir.

Néanmoins, il ne faudrait pas se représenter la substance et les accidents comme deux êtres concrets superposés : il n’y a qu’un seul être concret, être qui se compose à la fois de substance et d’accidents. Il ne faut pas davantage se représenter la substance comme un substratum purement passif, a contrario de ce qu’affirme Locke. En réalité, l’être subsistant jouit d’une activité propre, mais la notion de substance fait abstraction de cette activité, puisqu’elle considère l’être dans l’ordre statique.

De la possibilité d’une existence séparée des substances et des accidents - La possibilité de cette existence séparée se pose à la suite d’un fait révélé, celui de l’Eucharistie. Il est ainsi de foi que la substance entière du pain se transforme totalement en la substance du corps du Christ ; c’est la formule Accidentia panis sine substantia panis. Il est ainsi de foi que les accidents demeurent (species), alors que la substance n’y est plus, tout comme il est proche de foi que les accidents demeurent sans sujet (remanere sine nullo subjecto). Enfin, d’après tous les théologiens anciens, puisque la question reste actuellement controversée par certains, les accidents du pain conservent leurs réalités objectives, c’est-à-dire indépendantes de nos impressions.

Maintenant, quelle est la position de la philosophie quant à cette possibilité ? Laissée à elle-même, la philosophie n’aurait aucune raison d’affirmer que des accidents corporels puissent exister hors de leur substance. D’autre part, l’expérience universelle et constante inclinerait à soutenir le contraire, ferait incliner l’esprit à juger la chose impossible. Mais le philosophe chrétien est averti par la révélation, et lorsque l’Église dit de foi qu’il y a séparabilité, le philosophe chrétien doit la croire, son rôle étant alors de montrer qu’il n’y a pas de contradiction.

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’explication thomiste. Pour les thomistes, le premier accident qui affecte la substance corporelle est la quantité, les autres accidents n’affectant la substance que par l’intermédiaire de la quantité. Or, la quantité qui n’existe naturellement que dans et par la substance ne s’identifie pas à elle ; elle a sa réalité propre, incomplète certes mais distincte. Donc, il n’y a pas d’impossibilité absolue à ce que, par l’entremise de la puissance divine, elle subsiste en dehors de la substance et sans autre sujet.

Il est bien évident que, de leur côté, les cartésiens aient quelque difficulté à donner une explication. Ainsi, selon Descartes, la matière du pain demeure informée désormais par l’âme du Christ, ce qui est contraire au dogme tel qu’énoncé au concile de Trente… Pour ses disciples, Dieu produit soit dans nos sens les impressions, soit dans l’air ou l’éther les vibrations produites auparavant par le pain, ce qui ne sauvegarde pas la permanence des espèces affirmée par les conciles…

On peut aussi réfléchir, lorsque l’on aborde cette possibilité, sur la notion de suppôt.

Le suppôt et la personne - L’être essentiel se présente à nous à la fois comme ⒜ individu, comme un en soi et comme distinct de tout autre. C’est la formule Unum in se et divisum a quolibet alio ; comme ⒝ complet, ayant tout ce qui lui est nécessaire pour être lui-même et en plus possédant une existence exclusivement propre et un sujet d’opération propre.

À ce seul point de vue, cet être essentiel est qualifié de suppôt, et, s’il jouit de la raison, de personne. C’est ceci qui permet de distinguer l’être de la personne, que celle-ci soit divine ou humaine.

Le suppôt est ainsi distinctum subsistens in aliqua natura. Il va donc falloir ici distinguer : ⑴ la Subsistens qui est l’acte par lequel une substance existe en soi ; ⑵ les parties constitutives du suppôt qui sont : ⒜ l’existence substantielle complète ; ⒝ si elle est individuelle, les principes individuants ; ⒞ l’acte propre d’existence en soi-même ; ⑶ les parties intégrantes, c’est-à-dire les accidents.

Le propre du suppôt est de ne pouvoir être attribué à rien. Il est  le sujet dernier de toute attribution, sujet auquel on attribue existence et activité.

Lorsque le suppôt est d’une nature intelligente, on l’appelle parsonne : Rationalis naturae individua substantia. Ce qui constitue la personnalité ce n’est pas la conscience de soi, qui n’est qu’un acte par lequel la personne connaît se propre individualité ; ce n’est pas notre activité qui fait de nous des sujets, notre activité supposant déjà un sujet. De même, ce n’est pas la volonté libre, ni le caractère qui fondent la personne, puisque ce ne sont que des manifestations de la personnalité.

Donc, conscience, volonté et caractère sont des déterminations de la personne dont les manifestations ne sont qu’intermittentes puisque l’on ne veut pas toujours,, puisque l’on n’a pas toujours conscience de soi, etc… Ce ne sont donc pas ces trois accidents qui constituent la personne, c’est-à-dire une substance individuelle existant et agissant indépendamment de tout sujet d’inhésion. Par ailleurs, il faut aussi noter que ces caractères manquent chez les enfants, ou encore chez les fous qui sont pourtant des personnes de manière indéniable !

Ce qui constitue la personne, c’est en fait de pouvoir jouir d’un acte qui lui soit propre exclusivement ! Et, comme l’écrivait le Père Collin (in : Petites Lettres, n° 86, p. 137) : Il est juste de donner un nom spécial au suppôt de nature intelligente, car il lui appartient d’une façon singulièrement plus parfaite d’exister en soi, indépendamment de tout autre sujet. (…) Il se fixe librement une fin à lui-même, il ordonne à son propre bien et sa propre activité et les objets extérieurs. Il peut revendiquer des droits pour lui-même : en un mot, il joue vraiment un rôle dans la trame des événements de ce monde.

Rappelons pour finir que le mot personne signifie au départ masque (prwswpon), le masque dont se couvraient les acteurs antiques et qui comprenait un porte-voix ? De là, par dérivation, il tendit à signifier les personnages qui menaient l’action du drame, puis ceux qui pouvaient ester en justice, et ce à la différence des esclaves. Ce n’est en fait que depuis le Christ que le mot personne désigne tous les individus humains, sans aucune exception, et toute négation de la personne à un être humain est négation du Christ, comme le démontre bien l’exemple du nazisme…

 

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15 décembre 2009 2 15 /12 /décembre /2009 14:42

Ce que nous qualifions aujourd’hui d’ontologie était autrefois désigné par Aristote sous le nom de philosophie première (filosofia prwth ou qeologikh). Et cet auteur, dans sa conception des sciences, distinguait la physique, la mathématique et la métaphysique, les trois constituant selon lui la science spéculative (Métaph., V, 1, 1026a19) :

⑴ la physique, qui étudie les êtres matériels mobiles ;

⑵ la mathématique, qui étudie la quantité, fondée sur la réalité permanente mais inséparable de la matière ;

⑶ la métaphysique fondée sur l’idée qu’au-delà du mouvement et de la quantité l’intelligence saisit en chaque res ce qui fait que chaque réalité a une existence indépendante de la matière et du mouvement, bref sa substance. C’est cette substance qui aura été l’objet de la philosophie première d’Aristote.

Ce terme de philosophie première n’a plus aujourd’hui qu’une valeur historique, mais il est utile de le connaître puisqu’on le retrouve par exemple chez Descartes qui traite des preuves de Dieu et de l’âme dans ses Meditationes de prima philosophia, le mot étant ici utilisé dans le sens de science ayant pour objet la connaissance de Dieu et de l’âme par « raison naturelle ».

L’objet de l’ontologie est donc a priori l’étude de l’être en tant qu’être…

Si nous suivons maintenant le Révérend Père Lahr, il est possible de trouver dans l’étude des réalités trois “régions” différentes :

⒜ une région extérieure et toute de surface s’occupant des qualités des phénomènes sensibles ;

⒝ une région mixte relevant à la fois de l’expérience et de la raison, les deux constituant l’objet des sciences proprement dites. On se trouve ici dans le domaine des causes, non comme connaissance de l’essence même de ces causes, mais seulement en ce qu’elles rendent compte de la nature constante des phénomènes ;

⒞ la région de l’être, ces diverses propriétés et causes supposant une réalité essentielle et permanente, un principe d’activité et un sujet d’inhérence des qualités. C’est la région de l’être, de ce qui est en soi essentiellement et non accidentellement ou causalement. Il y a ainsi une science de l’être par rapport au paraître, de l’inconditionnel par rapport à ce qui est conditionné et dépendant. Nous sommes ici dans le domaine de la métaphysique…

Étymologiquement, le mot métaphysique aurait été forgé par un disciple tardif, en fait du premier siècle avant notre ère, d’Aristote connu sous le nom d’Andronicos de Rhodes, cet auteur ayant appelé certains des ouvrages d’Aristote ta meta to jusika, c’est-à-dire ce qui vient après la physique. Or, comme l’on s’avisa que ces ouvrages, qui venaient après les ouvrages de physique, s’occupaient des choses qui dépassaient l’expérience, on décida de donner ce sens au mot métaphysique. Mais c’est dans le Commentaire sur le Livre de Boèce sur la Trinité, et plus encore dans son In libr. I de Metaphysica prologus que Thomas d’Aquin allait donner la première définition véritablement moderne de la métaphysique comme la science de tout ce qui manifeste le sur-naturel, reprenant donc la vision aristotélicienne de connaissance des choses divines en même temps que celle des principes des sciences et de l’action, mais en insistant sur le caractère rationnel et non révélé de cette connaissance.

Il est possible de distinguer quatre secteurs dans le domaine de la métaphysique :

⑴ la théodicée, qui est l’étude de la cause première, bref de Dieu ;

⑵ la psychologie rationnelle, qui est l’étude des opérations psychologiques de l’âme ;

⑶ la cosmologie rationnelle, qui est l’étude des causes premières ;

⑷ l’ontologie, qui est l’étude des notions les plus générales qui conviennent à tout être par le fait seul qu’il est être. Elle est donc bien la science de l’être en tant qu’être, et, même si elle est ancienne puisque remontant à Aristote, sa dénomination est plus récente puisque définie par Klauber et répandue par Wolf, et ce seulement au XVII° siècle.

L’ontologie a en fait deux objets, soit un objet matériel qui comprend tout ce qui est être réel ou possible, tout ce à quoi il appartient d’exister d’une façon quelconque, ainsi qu’un objet formel qui est l’être, et, plus encore, la formalité ultime de tous les êtres.

Néanmoins, la valeur de la métaphysique est contestée en elle-même… Les grands contestataires de la métaphysique sont au nombre de trois : Hume, Kant et Comte… À contrario de ces trois auteurs, les philosophes chrétiens soutiennent qu’outre les sens, l’homme est doué d’intelligence, celle-ci permettant de saisir les seules choses sensibles donc seul l’intelligible, et ce dans les choses qui passent comme dans ce qui demeure, dans les relations, donc les causes et les principes, dans le contingent et le nécessaire, dans le relatif et l’absolu, mais seulement à la condition de se contrôler, l’intelligence permettant d’acquérir des certitudes légitimement fondées sur les réalités sensibles mais aussi supra-sensibles. Mais la contestation de ce dernier point reste vivace, un auteur tel que H. Spencer affirmant par exemple qu’il est impossible de connaître le supra-sensible.

Pourtant, il existe réellement un immatériel par abstraction, c’est-à-dire un immatériel qui peut être connu et conçu d’une manière immatérielle, cet immatériel n’étant pas autre chose que l’être des choses supra-sensibles saisi directement dans les choses sensibles, mais en faisant abstraction des autres. Par suite, cet être est tout à fait connaissable, étant même l’objet proportionné de l’intelligence qui ne peut rien se représenter que par l’être.

Pour les adversaires de la métaphysique, s’il s’agit d’un être qui existe en soi, indépendamment de la matière, il est inconnaissable s’il existe. Il est vrai que si l’immatériel en soi n’est pas objet d’intuition, si nous pouvons en avoir connaissance, cette connaissance ne pourrait qu’être inadéquate car des effets sensibles sont toujours jugés comme disproportionnés avec une cause immatérielle. Nous ne pouvons donc pas avoir une saisie positive de la propriété de ces êtres, et notre connaissance ne peut être qu’indirecte, sauf à mettre en cohérence la philosophie et la Révélation, Révélation par laquelle l’être parfait, bref Dieu, entrouvre sa vision à l’homme. Il est aussi vrai que par l’observation de certains effets matériels il est possible de s’élever à la connaissance de leurs causes immatérielles puisqu’il peut être légitime d’attribuer proportionnellement les qualités que l’on trouve dans les actes et dans les effets.

 

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15 décembre 2009 2 15 /12 /décembre /2009 14:23

Les êtres qui nous entourent sont ; ils se manifestent, et il est déjà possible de dégager deux faits très généraux de l’expérience :

⑴ la pluralité, qu’elle soit numérique ou spécifique. Certes, il existe entre les êtres des liens étroits d’interdépendance, mais c’est liens n’en suppriment pas la pluralité ;

⑵ le changement qui est un fait évident et continuel. Il peut être local par mouvement dans l’espace, qualitatif par altération, quantitatif par augmentation ou diminution, ou encore substantiel par corruption ou génération. Ce changement consiste essentiellement dans le passage de quelque chose à autre chose, d’un état à un autre. Il suppose ainsi un sujet, le plus souvent mobile (quelque chose qui se passe), un état primitif (terminus a quo), un état résultant (terminus ad quam) et enfin le passage lui-même, qu’il soit instantané ou continu, d’un état à un autre.

On notera que l’on trouve dans l’état résultant, et ce dans le monde, quelque chose qui n’était pas au départ, quelque chose qui a été produit ; cette création, cette perfection (l’acte étant perçu par la scolastique selon la formule Actus est aliqua perfectio), cette nouvelle manière d’être, c’est ce que l’on appelle un acte. Puisqu’il y a eu changement, le sujet était donc capable de devenir, capable de recevoir sa nouvelle manière d’être, et il était donc en puissance de cet acte, le fondement de cette aptitude pouvant ainsi légitimement être appelé puissance de cet acte. Ainsi, il est possible d’établir un lien en affirmant que Potentia est capacitas alicujus perfectionis. Il est évident que le sujet en puissance de recevoir cet acte (idée de puissance passive) l’a reçu d’un autre être, d’une cause efficiente qui en jouissait déjà et pouvait le communiquer (idée de puissance active). On notera qu’il manque tant à la création qu’à l’annihilation, du moins hors du divin, l’un ou l’autre terme positif, et ne sont donc pas à proprement parler des changements, aucun sujet existant ne passant directement du premier état à l’autre.

Néanmoins, ceci soulève un certain nombre de problèmes. En effet, dès que l’on réfléchit un peu, il semble que ces constatations immédiates de l’expérience sensible contredisent peu ou prou le principe d’identité, ce qui est. Ainsi, nous disons de tout ce qui est que c’est de l’être ; mais si tout ce qui est est de l’être, il n’y a plus aucune distinction essentielle. Par ailleurs, si les êtres changent, il est difficile d’expliquer l’acquisition d’une nouvelle perfection, puisque le non-être ne peut pas devenir de l’être ! Il est donc nécessaire de chercher à accorder ce que les sens nous disent (pluralité et changement) avec ce que la raison nous dit, et ce afin de préserver le principe d’identité. Deux types de systèmes explicatifs se détachent alors : ⑴ les systèmes monistes qui pour les uns nient la pluralité, pour les autres rejettent les données de la raison ; ⑵ les systèmes dualistes qui cherchent à résoudre le problème en travaillant à concilier les données des sens et de la raison. C’est ici que s’inscrit la réalité de la philosophie chrétienne qui, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, n’abandonne pas la raison, cherchant au contraire à concilier la foi et la raison, chacune permettant d’éclairer l’autre.

Les systèmes monistes - Le plus ancien des systèmes monistes connu est celui du monisme de l’être, développé par l’école d’Élée, avec notamment les figures de Xénophane et de Parménide. Ce système aura eu le mérite de voir, à la lumière du principe d’identité, loi fondamentale tant de l’être que de la raison, que la réalité ne se limitait pas aux données extérieures des sens. Mais, en opposant contradictoirement l’être intégral au non-être total, ce système a été amené à nier tout changement et toute pluralité. Il est ainsi : ⑴ contre la pluralité des êtres, car, selon ses tenants, s’il y avait plusieurs êtres ils se distingueraient entre eux soit par de l’être, soit par du non-être. Or, ils ne peuvent se distinguer réellement ni par de l’être qui, leur étant commun ne saurait les différencier, ni par du non-être qui, n’existant pas ne peut constituer une différence réelle. De ce fait, l’être est nécessairement unique ; ⑵ contre le changement des êtres car, si quelque chose devenait autre réellement, cet être nouveau viendrait de l’être ou du non-être. Or il ne peut venir de l’être qui est déjà, tandis que l’élément nouveau, dans le monde qui change, n’était pas de l’être, alors qu’il ne peut être issu du non-être puisque du néant rien ne se fait. Donc, comme l’être ne devient pas, il ne se fait pas, et l’être est perçu aussi essentiellement immuable qu’il est un.

On notera que le monisme de Parménide aboutit fatalement au panthéisme, doctrine selon laquelle tout est Dieu, selon laquelle Dieu, le monde et la nature ne sont qu’une seule et même chose, qu’un seul et même être. Dans tous les cas, ce système conclut que tant la pluralité que le changement ne sont que des apparences. C’est ainsi que Zénon d’Élée s’est rendu célèbre en développant certains arguments visant à montrer l’absurdité de la pluralité et du changement (Achille et la tortue, la flèche qui vole, etc…), rejoignant ainsi sans le savoir certaines philosophies non occidentales, soit bouddhistes, soit japonaises, qui réduisent l’homme au non-être absolu, ainsi que l’hypothèse Gaïa du Nouvel Âge qui, en faisant de la Terre un tout vivant fait aussi de chaque homme une divinité égale à l’être parfait… Il est aussi possible de ramener à cette théorie le panthéisme de Spinoza, ainsi que les théories mécanistes, qu’il s’agisse de l’atomistique de Démocrite ou de la géométrie de Descartes.

On notera par ailleurs qu’Héraclite aura pour sa par développé une théorie du monisme du devenir. Frappé par le changement continuel qui est la seule raison de sa visibilité par nous, Héraclite allait poser la réalité comme étant essentiellement changement. Mais, dès lors, on ne peut pas dire que la réalité est, ce qu’Héraclite conclut en disant que l’être n’est pas, rejoignant ainsi, là encore le bouddhisme, ou encore les théories les plus totalitaires qui fondent l’individu dans le tout conçu comme seul être, que celui-ci soit le cosmos, la terre, l’état ou un parti… Toujours est-il que sous ce flux perpétuel qu’est la réalité unique où l’être n’est pas Héraclite admet pour seul créateur le feu, qui est pénétré par une intelligence, par un logos.

La théorie aristotélicienne - Aristote est avant tout un philosophe réaliste. Comme tel, il accepte les données de l’expérience sensible, tout comme il admet la loi de la raison, et, par conséquent, reconnaît comme vrai le principe d’identité. Alors que Parménide fondait son argumentation sur une proposition disjonctive opposant d’une façon absolue l’être plein et le non-être, Aristote allait développer un système bien plus  modéré.

Ainsi, entre l’être actuel qui possède telle perfection et le néant total, il note qu’il y a bien plus qu’une contradiction, en fait une contrariété. Et ceci lui permet d’introduire entre ces deux extrêmes un troisième  concept qui est l’être existant qui ne jouit pas actuellement de cette perfection, mais qui est capable de la recevoir, qui est en puissance de la recevoir. Dès lors, Aristote réconcilie l’être et le non-être l’être se définissant par rapport au néant puisque réel, le non-être par rapport à l’acte puisqu’il n’est pas encore. En conclusion, entre telle perfection d’être et le néant total, Aristote introduit l’idée de pouvoir-être réel

Le changement - Actus entis in potentia prout in potentia est signifie qu’un sujet déjà existant à pu passer de l’état de puissance à celui d’acte. Ainsi compris, le fait du changement ne présente rien de contradictoire puisque la perfection nouvelle ne vient pas sans le sujet, et ne provient ni d’une perfection préexistante, ni toute faite du dehors, ni du néant total. La perfection se trouve dégagée de la capacité du sujet par l’action d’une cause qui le fait passer de la puissance à l’acte, de l’état de pure aptitude à celui de perfection réelle quant à cette perfection même.

Il devient dès lors possible, à la lumière de cette distinction, de résoudre les arguments de Zénon. Sans doute l’espace est infiniment divisible, mais ses parties infinies n’existent pas en acte dans le continu et franchir un espace est bien autre chose que de le diviser. La flèche n’est qu’en acte à un instant donné, mais en même temps et à ce même endroit elle est en puissance active de se faire passer à l’endroit suivant, et ainsi de suite de point en point jusqu’à son but ! Une fois actuée, la puissance concrète est limite de la perfection, un être ne pouvant recevoir une perfection que pour autant qu’il en est capable, ce qui explique dès lors que les êtres puissent être multiples.

Les degrés de la puissance d’être - L’être est donc essentiellement multiple. Il y a donc de multiples façons d’être un être, ces façons étant caractérisées soit par l’absence de toute puissance passive (on parle alors d’acte pur), soit par le mélange plus ou moins complexe de puissance qui vient limiter le degré de cet acte essentiel qu’est l’existence. De ce fait, la notion d’être, pas plus d’ailleurs que celle de non-être, qui se distingue ici de néant puisqu’acte en potentiel, n’est donc pas une notion simplement et pleinement univoque.

C’est un processus analogue qui se réalise à des degrés divers dans les êtres suivant leur composition d’acte et de puissance, gardant à l’esprit que l’être n’est pas forcément ici le vivant et que l’acte et la puissance sont distincts de la volonté et de la conscience, même si tant la volonté que la conscience supposent à la fois acte et puissance.

Par contre, ce n’est qu’en Dieu que peut se réaliser l’acte pur, acte qui, dans le cadre matériel, est impossible, car ne pouvant réaliser à la fois le changement et la pluralité de ce changement, alors que Dieu est apte à cet acte. C’est ainsi que, faute d’avoir su pénétrer l’analogicité de l’être, Parménide avait attribué à tort l’acte pur à l’être en général, alors qu’il n’appartient qu’à Dieu qui se trouve hors de toute matière, de tout temps, …

Vérité du pouvoir-être - Le sens commun atteste de la réalité de la puissance passive qu’est le pouvoir-être qui est vraiment quelque chose de réel, et ce d’autant plus que nous pouvons nous représenter par rapport à un même point de vue des êtres plus ou moins aptes, cette aptitude étant variable selon l’acte à réaliser, ce qui ne contredit donc pas le principe d’égalité entre les hommes, chacun ayant des aptitudes autres de celles de l’autre. À titre d’illustration, si l’on dépasse l’être humain pour en revenir à l’être en général, on peut ainsi qualifier cette puissance passive en prenant l’exemple de la science de la manière suivante :

pour une pierre                      à       rien

pour un chien dressé               à       peu de choses

pour un enfant                       à       pouvoir-être réel

pour un homme ignorant          à       capacité d’aptitude variable

pour un savant qui dort            à       en puissance

pour un savant exerçant           à       en acte.

 

Si l’on prend maintenant l’exemple d’une maison, la pierre l’est en puissance, alors que l’être humain tel quel, non maçon ou architecte, n’est rien ! Une autre démonstration peut se trouver dans la chimie, l’hydrogène et l’oxygène étant en puissance de l’eau. Et les sciences en générales confirment ce qui vient d’être écrit. On notera en passant que, pour les actes humains, l’enfant est toujours pouvoir-être réel ; ceci est à rapprocher de la parole du Christ demandant qu’on laisse venir à lui les petits enfants…

La philosophie confirme le sens commun et la science. Ainsi, la théorie dualiste, qui tient compte de toutes les données du problème, permet l’harmonisation de la pluralité, de l’individu et du changement et ce sans se contredire, alors que Parménide sacrifie toute expérience, que Démocrite et les mécanistes conduisent à cette contradiction de nouvelles relations réelles sans modification réelle des sujets ainsi mis en rapport, et qu’Héraclite ruine le principe d’identité, et, par suite toute idée d’ordre rationnel, alors même que le chaos lui-même obéit à des règles générales perceptibles par la raison.

Tout ce qui précède peut paraître bien obscur, mais cela vient du fait que nous transcendons l’ordre de l’imagination, celle-ci ne pouvant se représenter que des êtres déterminés en acte, alors même que le pouvoir-être n’est pas de ce domaine ; il n’est que du domaine de la raison et ne se détermine que par rapport à l’être actuel, alors que l’imagination ne s’enferme pas dans ces schémas, ce qui lui permet d’ailleurs d’être créatrice en puissance, assurant ainsi une passerelle possible entre le pouvoir-être et l’être lui-même par le changement dans la pluralité !C’est à son sens du partiellement indéterminé que l’imagination doit son peu d’intelligibilité ; mais c’est aussi à ce sens  qu’elle doit sa capacité de puissance !

De ce fait, il ne faut jamais se représenter l’acte et la puissance comme deux êtres complets quand ils sont unis, mais seulement comme deux principes complémentaires, l premier actif, le second passif. L’acte et la puissance ne sont pas des êtres mais des outils au service des êtres, ou plus exactement des êtres immatériels en potentialité, capacité d’être(s) !

La puissance et l’acte dans leurs rapports - Intrinsèquement, tant l’acte que la puissance est une perfection. Et, il peut être utile de comparer leur perfection ou leur potentialité de perfection. La puissance en tant que telle est essentiellement relative à l’acte qui est son unique raison d’être. C’est seulement par rapport à l’acte que la puissance est intelligible. Elle est donc d’une certaine manière subordonnée à l’acte dans le monde réel. Dans un même genre, il est possible de trouver de la place pour des points de vue différents dans les relations de puissance à acte. Et ceci tout simplement, en comparant la puissance à son acte correspondant, et, là encore, l’acte est plus parfait que la puissance. Par exemple, dans l’ordre de la science, l’intelligence en puissance est moins parfaite que la possession de cette perfection. Dans des genres différents, le sujet en puissance est plus parfait comme être que l’acte qui le complète. De même, on dira que la substance est plus parfaite que les accidents qui l’actuent. Par ailleurs, quand une puissance est exclusivement puissance d’un acte qui non seulement la complète mais aussi la spécifie, tous deux doivent être de même ordre, que cet ordre soit substantiel ou accidentel, et ce du fait que toute la réalité de la première est d’être potentiellement ce que l’acte est actuellement. L’acte n’est donc que ce que la puissance peut être, et il se trouve donc d’une certaine manière subordonné à elle dans le monde potentiel. Enfin, considéré en lui-même, dans sa nature, l’acte est logiquement antérieur, au point de vue de la connaissance que nous en avons, à la puissance. De ce fait, la puissance ne peut pas exister à l’état pur. Par contre, dans un sujet donné, la puissance est antérieure à l’acte parce que la puissance est antérieure à la réalisation, car, si le sujet est devenu ceci ou cela, c’est qu’il était capable de le devenir ; donc, dans la série des êtres, l’acte est paradoxalement antérieur à la puissance.

Dans tous les cas, seule l’union de la puissance et de l’acte constitue les multiples êtres finis. Mais ils restent bien réellement distincts de l’être fini puisque ce dernier est déterminable alors que l’acte et la puissance ne sont que déterminants, puisque l’être fini est perfection alors que l’acte et la puissance ne sont que capacité d’être. De même, la puissance est déterminante et capacité d’être, alors que l’acte est déterminable et perfection ; c’est d’ailleurs cela qui fait que leur union ne forme qu’un seul être réunissant les deux capacités, se complétant donc ! L’acte et la puissance sont donc des non-êtres au sens plein du mot, tout en étant des principes ou des capacités d’être dont l’union forme un être déterminé…

D’autres remarques sont ici possibles : ⑴ la puissance est limitée par elle-même par la capacité plus ou moins grande de perfection qu’elle est. Par exemple, l’eau à 50°C n’est plus en puissance d’être à 50°C puisqu’elle y est, tout en restant en puissance d’être à 100°C et donc de réaliser l’acte de vaporisation ; ⑵ aucune puissance ne peut exister seule puisque l’existence est un acte et que tout ce qui existe est déterminé, alors que la puissance par elle même n’est que déterminable ; ⑶ un acte peut exister sans être reçu sous une puissance correspondante. Mais deux cas se présentent alors : soit il est raté, soit il est pur et infini dans son ordre, mais il est alors de Dieu, étant par exemple le cas des formes substantielles angéliques ; ⑷ de deux êtres existants en acte,, chacun ayant son acte d’existence individuel, ne peut résulter quelque chose de vraiment un, un par soi. Il ne peut donc y avoir d’union accidentelle.

Enfin, l’acte, de soi illimité dans son ordre, n’est limité réellement que si :

⑴ il est lui-même puissance limitée par rapport à un acte supérieur. Ainsi, les formes angéliques, actes purs dans l’ordre de l’essence, puisqu’elles ne sont reçues dans aucune matière-puissance, sont limitées et différentes entre elles ; elles sont cependant dans l’ordre de la perfection totale de l’être par leur capacité plus ou moins grande de la perfection suprême d’existence qu’elles sont respectivement ;

⑵ il est reçu d’une puissance correspondante qui le limite et en permet la multiplicité. Il en est ainsi par exemple des formes substantielles corporelles reçues dans la matière première qu’elles actuent et avec laquelle elles formes des individus de telle ou telle espèce.

On peut maintenant se poser la question de savoir ce qu’est finalement le changement. Et les réponses suivantes peuvent être apportées : ⑴ tout être qui change est composé de puissance et d’acte ; ⑵ un même sujet ne peut pas être en même temps et du même point de vue en puissance et en acte d’une même perfection déterminée ; ⑶ un sujet en puissance ne peut passer totalement de lui-même à l’acte d’une perfection ; ⑷ quidquid movetur ab alio movetur ; ⑸ rien ne joue le rôle de puissance active qu’en tant qu’il est en acte. Donc, rien ne pâtit, ne subit de changement qu’en tant qu’il est puissance passive.

Pour en finir avec l’acte et la puissance, il est possible d’affirmer que la puissance et l’acte se retrouve chez tous les êtres créés. Dans tout individu existant réellement et créé, dans tout suppôt, il est ainsi possible de distinguer des parties constitutives, celles-ci étant l’essence substantielle de l’individu dans les corps (matière première, forme substantielle) et l’existence en soi propre, et des parties intégrantes, celles-ci étant les essences ou formes accidentelles, ainsi que l’existence dans le sujet.

 

 

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